Bonjour Ă toutes et Ă tous,
cette semaine, on revient sur le parcours lĂ©gislatif du règlement de Chat Control, et on se rĂ©jouit de la publication du livre CamĂ©ras sous surveillance, Ă©crit par un membre de La Quadrature, qui se penche sur l’histoire discrète, mĂ©connue et jamais racontĂ©e de la rĂ©sistance contre les camĂ©ras de surveillance dans nos rues.
Bonne fin de semaine et bonne lecture Ă vous !
Alex, Bastien, Eva, Félix, Marne, Mathieu, Myriam, Noémie, Nono et Vi
On en parlait déjà le mois dernier, le projet de règlement Chat Control continue son cheminement législatif dans le long couloir des institutions européennes. Ce mois-ci, les gouvernements des États membres, réunis dans le Conseil européen qui est une des trois grandes instances décisionnaires avec le Parlement et la Commission, devaient prendre une décision : pour ou contre ce texte et ses mesures très controversées pour le chiffrement des communications. La réunion du Conseil devait se tenir le 14 octobre prochain, et notre article du 3 octobre expliquait en détails les mesures envisagées et les enjeux du vote.
Nous disions aussi que rien n’Ă©tait encore franchement arrĂŞtĂ© : certains États sont « pour » de façon certaine (la France notamment) et d’autres sont « contre », mais il restait des États indĂ©cis, dont l’Allemagne, qui pèse dans le game. Aux dernières nouvelles, la pression publique aurait fait basculer la position allemande vers le rejet des mesures liberticides. Vous pouvez lire dans cet article en anglais une explication de la position allemande et le rĂ´le jouĂ© par la coalition EDRi (dont La Quadrature est membre) dans la mobilisation contre Chat Control. En raison du rejet probable du texte, le vote du Conseil est reportĂ© au mois de dĂ©cembre. Pourquoi ne pas acter son rejet ? C’est une des bizarreries de la dĂ©mocratie communautaire : pour repousser un texte, on l’ajourne indĂ©finiment jusqu’Ă ce qu’il tombe dans l’oubli. C’est tout le mal qu’on souhaite Ă Chat Control.
Notre article du 3 octobre : Chat Control : on fait le point
Notre commentaire du 9 octobre après l’ajournement de la dĂ©cision
Martin Drago est un suspect connu : il a Ă©tĂ© salariĂ© de la Quadrature, il a longtemps portĂ© la campagne Technopolice contre la surveillance urbaine et la VSA, et il est toujours membre de l’association. Il publie ce mois d’octobre un nouveau livre sur les camĂ©ras de vidĂ©osurveillance – mais en dĂ©calant le regard. Après un rappel rapide des origines et du dĂ©ploiement massif de la vidĂ©osurveillance, CamĂ©ras sous surveillance pose la question candide qui guide souvent les historiens inventifs : qui s’est opposĂ© Ă ces camĂ©ras, et comment ?
Alors on part dans un voyage temporel et très dĂ©paysant oĂą des employĂ©s municipaux refusent d’installer des camĂ©ras, oĂą des dĂ©putĂ©s expriment la crainte qu’on puisse « surveiller les ouvriers et les ouvrières dans les ateliers », oĂą un tribunal administratif peut annuler l’installation de camĂ©ras au motif qu’elles portent « une atteinte excessive aux libertĂ©s individuelles » et oĂą un vice-prĂ©sident de la CNIL peut affirmer la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server « un espace de fraude sans lequel il n’existe pas […] de dĂ©mocratie ». Quel Ă©trange et beau pays, la France d’il y a trente ans… On Ă©crit ensemble les futurs chapitres de l’histoire ?
L’annonce du 8 octobre : Parution du livre « CamĂ©ras sous surveillance »
Commander le livre ou le lire en ligne : Éditions terres de Feu
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Le livre CamĂ©ras sous surveillance – Luttes contre l’œil Ă©lectronique est paru cette semaine aux Ă©ditions Terres de feu. Écrit par Martin Drago, membre de La Quadrature du Net, l’ouvrage s’intĂ©resse aux personnes et collectifs qui ont refusĂ© les camĂ©ras de vidĂ©osurveillance, en mettant en lumière cette rĂ©sistance qui persiste : multiple, artistique, locale et internationale, inspirante pour les combats Ă mener.
Il y a 30 ans Ă©tait promulguĂ©e la loi « d’orientation et de programmation relative Ă la sĂ©curité » qui autorisait en France le dĂ©ploiement sur la voie publique des camĂ©ras de vidĂ©osurveillance. Comme c’est le cas pour chaque loi sĂ©curitaire, il ne s’agissait Ă©videmment pas d’un quelconque encadrement ou limitation de l’usage des camĂ©ras, mais bien d’une normalisation, la première Ă©tape officielle d’une surveillance vidĂ©o Ă grande Ă©chelle du territoire français. C’est aussi la couche nĂ©cessaire Ă l’avènement de la Technopolice contre laquelle La Quadrature du Net et de multiples collectifs et personnes luttent aujourd’hui.
Le livre paru cette semaine revient sur l’historique du dĂ©ploiement de la vidĂ©osurveillance en France, depuis son invention dans les annĂ©es 40 en passant par sa lĂ©galisation en 1995. Il s’intĂ©resse particulièrement aux mouvements qui ont luttĂ© contre ces dispositifs, leurs victoires, leurs outils, leurs arguments et aux forces que ces organisations ont dĂ» affronter – entre État sĂ©curitaire et lobbies avides d’un nouveau marchĂ©.
« Refuser que les camĂ©ras deviennent un dĂ©tail architectural de notre quotidien et en refaire un objet politique contestĂ©, tel est l’un des enjeux de cet ouvrage »
Le lien vers le site des éditions Terres de Feu, avec un accès libre au PDF : Caméras sous surveillance
Ceci est une traduction de l’article « Chat Control: What is actually going on? » publiĂ© le 24 septembre 2025 par EDRi, rĂ©seau d’associations europĂ©ennes dont La Quadrature du Net fait partie.
Au cours de l’Ă©tĂ© 2025, le dossier « Chat Control » est devenu un sujet brĂ»lant dans le dĂ©bat public. Lors d’un vote très important, le 14 octobre prochain, les gouvernements des États membres de l’UE dĂ©cideront d’approuver ou de rejeter un texte qui veut instaurer une surveillance de masse, briser le chiffrement des communications et mettre fin Ă l’anonymat en ligne : le règlement CSAR. Mais nous avons encore une bonne occasion d’empĂŞcher l’adoption de ces mesures qui contrĂ´leraient nos conversations, car le système lĂ©gislatif europĂ©en nous laisse encore des possibilitĂ©s de contrepouvoirs dĂ©mocratiques.
Durant l’Ă©tĂ© 2025, le sujet des libertĂ©s numĂ©riques a percĂ© la bulle du microcosme lĂ©gislatif europĂ©en pour devenir un sujet de conversation pour les lĂ©gislateurs nationaux, les influenceurs en ligne, et mĂŞme pour les apĂ©ros entre amis et les dĂ®ners en famille. Tout ça Ă cause d’une proposition de règlement europĂ©en appelĂ©e « Chat Control ».
Chat Control a suscité un grand intérêt sur les réseaux sociaux et dans le débat public, à juste titre, en raison de plusieurs mesures draconiennes. De nombreuses voix ont dénoncé les atteintes particulières aux droits des journalistes, des communautés LGBTQIA+, des parents qui partagent leurs photos de famille, des avocats, et même des enfants eux-mêmes – que ce texte est pourtant censé protéger.
Mais heureusement, il est encore possible de faire bouger les choses au sein de l’UE pour lutter contre ce texte de loi, lisez la suite pour voir comment vous pouvez contribuer à aider !
« Chat Control » est en rĂ©alitĂ© le surnom d’un projet de règlement europĂ©en « Ă©tablissant des règles en vue de prĂ©venir et de combattre les abus sexuels sur enfants », baptisĂ© « Child Sexual Abuse Regulation » ou CSAR en anglais. Depuis sa prĂ©sentation en 2022 par l’ex-commissaire europĂ©enne Ylva Johanssson, très controversĂ©e, EDRi et sa campagne Stop Scanning Me ont dĂ©montrĂ© qu’en dĂ©pit de son objectif annoncĂ© de traquer les contenus pĂ©docriminels en ligne, le projet n’est ni lĂ©gitime ni rĂ©aliste.
1. D’après le projet de règlement, les communications privĂ©es de tout un chacun pourraient ĂŞtre scannĂ©es Ă l’aide de filtres douteux fondĂ©s sur de l’intelligence artificielle, pour voir si les messages contiendraient des contenus pĂ©dopornographiques. Il s’agit lĂ d’un cas parfait de surveillance de masse qui, en plus d’ĂŞtre contraire au principe de la prĂ©somption d’innocence, n’est pas très efficace d’un point de vue mathĂ©matique. La Commission prĂ©tend que l’analyse resterait ciblĂ©e, mais nous expliquons ici pourquoi cela est faux.
2. La proposition exige que ce scan soit effectuĂ© par tous les services de messagerie chiffrĂ©s de bout en bout, tels que WhatsApp et Signal. Tous les spĂ©cialistes tech du monde entier sont catĂ©goriques, une telle analyse ne pourrait pas se faire sans compromettre l’intĂ©gritĂ© mĂŞme des services chiffrĂ©s. Cela reviendrait Ă dĂ©ployer un logiciel espion personnalisĂ© sur les appareils de millions de personnes (ordinateurs ou tĂ©lĂ©phones). En plus d’ĂŞtre un cauchemar en matière de cybersĂ©curitĂ© (Ă tel point que mĂŞme les agences de renseignement mettent en garde contre cette mesure !), l’ONU et la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme ont rappelĂ© que compromettre le chiffrement constituerait une violation massive du droit Ă la vie privĂ©e de chacun.
3. Pour se conformer Ă cette proposition, les services de communication en ligne devraient probablement exiger que les utilisateurs se soumettent d’abord Ă une vĂ©rification d’âge. Il a pourtant Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© que tous les outils actuels de vĂ©rification d’âge constituent une menace pour la libertĂ© d’expression, l’indĂ©pendance et le droit Ă la vie privĂ©e. Par consĂ©quent, de telles mesures risqueraient d’exclure systĂ©matiquement les personnes qui ne possèdent pas de documents d’identitĂ© numĂ©riques et pourraient Ă©galement signer la fin de l’anonymat en ligne. Cela mettrait Ă©galement en danger de nombreuses personnes : les lanceur·euses d’alerte, les militant·es, les personnes qui ont besoin de soins de santĂ©, etc.
En bref, l’impact nĂ©gatif de Chat Control sur la dĂ©mocratie serait sans prĂ©cĂ©dent. Et en lĂ©gitimant ces pratiques dangereuses, l’UE enverrait au reste du monde un signal indiquant que la confidentialitĂ© des communications en ligne n’existe plus.
Le 14 octobre 2025, le Conseil de l’UE (le regroupement des gouvernements des États membres de l’UE) votera sur le règlement CSAR. Ce vote encourage malheureusement les pays de l’UE Ă prendre officiellement position en faveur de ce texte.
Cependant, le projet Chat Control devra encore franchir plusieurs obstacles lĂ©gislatifs avant de pouvoir entrer en vigueur. Il n’a mĂŞme pas encore atteint le stade des nĂ©gociations finales (appelĂ©es « trilogues ») et il est possible qu’il n’y arrive mĂŞme pas. En effet, le droit europĂ©en prĂ©voit une sĂ©rie de contre-pouvoirs visant Ă garantir que les projets de loi soient examinĂ©s dĂ©mocratiquement, et bon nombre de nos lĂ©gislateurs sont heureusement Ă l’Ă©coute des arguments qui sont avancĂ©s.
L’un de ces principaux contre-pouvoirs est que le Parlement europĂ©en, qui jouera un rĂ´le majeur dans les nĂ©gociations finales, a adoptĂ© une position forte sur ce texte en 2023. Avec l’accord de dĂ©puté·es venant de l’ensemble de l’Ă©ventail politique, le Parlement a adoptĂ© une position qui exclut la surveillance de masse, garantit que le chiffrement ne serait pas compromis et fixe des critères stricts quant Ă l’utilisation excessive des outils de vĂ©rification d’âge. Cela a son importance, car si le Conseil adopte une mauvaise position, nous compterons sur le Parlement pour nous protĂ©ger contre Chat Control pendant les trilogues. Cependant, le Parlement a historiquement moins de pouvoir dans ces nĂ©gociations et le dĂ©putĂ© rapporteur a laissĂ© entendre qu’il pourrait assouplir sa position sur le chiffrement. Il est donc plus important que jamais que le Parlement tienne sa position.
Une autre bonne nouvelle est que, mĂŞme après trois ans de discussions intenses, les gouvernements des pays de l’UE ne parviennent toujours pas Ă se mettre d’accord sur la marche Ă suivre. Si certains pays favorables Ă la surveillance des communications, comme la Hongrie, l’Irlande, l’Espagne et le Danemark, ont soutenu sans faiblir les mesures d’analyse de masse des contenus et de contournement du chiffrement, de nombreux autres pays se sont inquiĂ©tĂ©s Ă juste titre. Par exemple, le Luxembourg, l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne se sont toujours opposĂ©s Ă Chat Control et d’autres pays comme les Pays-Bas, la SlovĂ©nie, la Finlande, la Belgique, la RĂ©publique tchèque et l’Estonie ont tous pris position contre ou se sont abstenus Ă divers moments.
[Ajout de La Quadrature : Après avoir Ă©tĂ© contre le texte, puis s’ĂŞtre abstenue, la France risque dĂ©sormais dĂ©sormais de voter en faveur du texte.]
Mais nous savons aussi que le département des affaires intérieures de la Commission européenne (qui a été un acteur notoire dans la promotion du texte, et ce, de façon illégale) a tout fait pour que les États membres la suivent dans ses plans au sein du Conseil. La rumeur dit que certains pays, notamment l’Allemagne, ont fait l’objet de pression pour « abandonner » dans le dossier Chat Control. C’est pourquoi ce vote d’octobre sera décisif.
Le moment est venu pour que les citoyens de toute l’UE fassent entendre leur voix. Faire entendre aux eurodĂ©puté·es que nous soutenons la position du Parlement leur sera utile pour les Ă©ventuelles nĂ©gociations futures. Plus encore, les gouvernements des États membres de l’UE doivent absolument entendre l’opposition populaire Ă toute mesure qui reviendrait Ă contrĂ´ler et surveiller les conversations. Le droit europĂ©en et international les oblige Ă s’opposer au règlement CSAR puisqu’il ne protège ni nos droits, ni nos libertĂ©s, ni notre sĂ©curitĂ©. Le texte actuel du Conseil qui fera l’objet d’un vote en octobre est très loin de remplir ces objectifs.
Signez la pĂ©tition de la campagne Stop Scanning Me [coordonnĂ©e par le rĂ©seau EDRi, Ă l’origine de l’article et dont La Quadrature du Net fait partie] et rejoignez les milliers de personnes qui s’opposent Ă cette atteinte Ă la sĂ©curitĂ© de nos communications. Dès que notre pĂ©tition aura atteint le seuil nĂ©cessaire, nous la remettrons aux dĂ©cideurs politiques, comme nous l’avons dĂ©jĂ fait par le passĂ©.
Bonjour Ă toutes et Ă tous,
cette semaine, pendant que d’autres dĂ©couvrent un peu trop tard les dĂ©fauts de la notion pĂ©nale d’« association de malfaiteurs » dont nous avions dĂ©noncĂ© les effets pervers, revenons sur l’augmentation continue des pouvoirs de la police, et sur deux aspects particuliers que la justice ne vient pas Ă©quilibrer.
D’abord, les pratiques de surveillance lors de la garde Ă vue après une manifestation politique – vous trouverez quelques conseils pour vous en prĂ©munir.
Ensuite, la bonne vieille délation consistant à cafter auprès de la CAF, après une interpellation ou un contrôle de police, pour déclencher des contrôles des droits sociaux, sans aucun rapport avec une quelconque infraction ou sa judiciarisation éventuelle.
Bonne fin de semaine et bonne lecture Ă vous !
Alex, Bastien, Eva, Félix, Marne, Mathieu, Myriam, Noémie, Nono et Vi
La droite sarkozyste, complaisamment relayĂ©e par l’extrĂŞme droite, a rĂ©ussi Ă imposer dans le dĂ©bat public l’idĂ©e que les dĂ©linquants devaient ĂŞtre privĂ©s de leurs droits sociaux (allocations, revenus minimums, etc.). Cela s’est traduit par la possibilitĂ© lĂ©gale pour la police de signaler par exemple Ă la caisse d’allocations familiales (CAF) une personne pour dĂ©clencher un contrĂ´le de ses droits. Dans le discours public, cela permet de supprimer les allocations ou le RSA d’un dealer dont les revenus dĂ©passeraient en rĂ©alitĂ© de loin ceux qu’il a dĂ©clarĂ©s. Dans la rĂ©alitĂ©, les abus sont nombreux – on pense par exemple Ă l’histoire de cette femme venue se plaindre de violences conjugales, et que les policiers ont « signalĂ©e » auprès de la CAF pour vĂ©rifier si elle n’avait pas faussement dĂ©clarĂ© vivre seule.
Dans le cadre de notre travail sur les algorithmes de contrĂ´le social et de notre travail sur la rĂ©pression des militant·es politiques, nous avons constatĂ© plusieurs cas d’abus comparables. Pour documenter cet aspect de la question, nous lançons un appel Ă tĂ©moignages : si vous pensez que votre contrĂ´le CAF est liĂ© Ă une interaction rĂ©cente avec la police, Ă©crivez-nous. Et si vous voulez en savoir plus sur cette pratique, lisez l’article sur notre site !
Article du 22 septembre : Répression sociale : des milliers de contrôles CAF déclenchés sur demande policière
Le droit de manifester est une chose fragile, qui n’est sanctuarisĂ© par aucune loi, mais plutĂ´t par un usage et une tradition politique dont on voit bien qu’un courant mauvais est en train de la changer en profondeur. Cependant, l’apparence de la dĂ©mocratie doit ĂŞtre conservĂ©e, pour le bien de ceux qui gouvernent et veulent pouvoir bĂ©nĂ©ficier encore d’une lĂ©gitimitĂ© qui cède pourtant de toute part sous leurs propres coups de force. Bref, les libertĂ©s des manifestantâ‹…es sont menacĂ©es, et il suffit d’avoir participĂ© Ă la moindre manifestation depuis la loi Travail de 2015 pour l’avoir vu de ses yeux. Parmi les instruments de cette rĂ©pression insidieuse et volontiers brutale, l’intimidation policière est Ă la fois physique (paf) et procĂ©durière : malgrĂ© l’obligation rĂ©cente (2010) de convoquer un avocat de la dĂ©fense dès la garde Ă vue, les moyens de faire pression sur les personnes interpelĂ©es se sont multipliĂ©s, et la possibilitĂ© pour les officiers de police judiciaire de saisir les tĂ©lĂ©phones pour lire ou extraire leur contenu est un Ă©lĂ©ment très important de cet exercice du pouvoir rĂ©pressif. C’est pourquoi nous avons publiĂ©, en amont de la grande manifestation nationale du 18 septembre dernier, un bref article pour prĂ©senter des outils d’autodĂ©fense numĂ©rique. Ă€ retrouver sur notre site.
Article du 16 septembre : 3 applis pour le 18 septembre et après
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Attrap et les drones
Après avoir dĂ©noncĂ© les dĂ©rives de l’algorithme de notation utilisĂ© par la CAF pour sĂ©lectionner les personnes Ă contrĂ´ler, nous abordons ici la question des contrĂ´les CAF rĂ©alisĂ©s sur signalements policiers. UtilisĂ©e par la police comme arme de rĂ©pression sociale et politique, cette pratique symbolise l’instrumentalisation par l’État des administrations sociales Ă des fins de contrĂ´le.
En 2019, peu de temps après avoir Ă©tĂ© arrĂŞtĂ© par la police lors d’une manifestation de Gilets Jaunes, Jean1PrĂ©nom modifiĂ©. subit un contrĂ´le CAF. Perplexe face Ă la concomitance des deux Ă©vènements, il demande Ă la CAF si le contrĂ´le a un lien avec son arrestation. Alors que la CAF lui rĂ©pond que non, il apprendra, Ă la suite d’une longue bataille juridique, que ce contrĂ´le Ă©tait bel et bien le fruit d’une demande de la police.
Son cas est loin d’ĂŞtre isolĂ©. Chaque annĂ©e, ce sont plusieurs milliers de contrĂ´les CAF qui sont dĂ©clenchĂ©s sur « signalements » de la police2Les chiffres des contrĂ´les dĂ©clenchĂ©s sur « signalement » de la police/gendarmerie dont nous disposons sont les suivants. En 2012 ce nombre s’Ă©levait Ă 2747 (source CNAF, Bilan annuel contre la fraude 2012, 2013, disponible ici), en 2013 Ă 2346 (source DNLF, Lutte contre la fraude. Bilan 2013, disponible ici) en 2015 Ă 2769 contrĂ´les (source CNAF, Bilan de la lutte contre la fraude 2015, 2016, disponible ici), en 2016 Ă 2877 (source CNAF, Bilan de la politique de contrĂ´le et de la lutte contre la fraude 2016 aux prestations lĂ©gales, 2017, disponible ici), en 2019 Ă 5163 (source CNAF, Bilan 2019 PrĂ©vention et lutte contre la fraude aux prestations lĂ©gales, 2020, disponible ici), en 2020 Ă 2386 (source CNAF, Bilan 2020 PrĂ©vention et lutte contre la fraude aux prestations lĂ©gales, 2021, disponible ici), en 2022 et 2023 respectivement Ă 3830 et 3249 (source Mission interministĂ©rielle de coordination anti-fraude, Lutte contre la fraude aux finances publiques, rĂ©sultats 2023, disponible ici)..
Au problème politique que soulève l’utilisation d’une institution sociale Ă des fins de rĂ©pression policière s’ajoute le fait que cette pratique souffre d’une absence d’encadrement. Ces « signalements » sont rĂ©alisĂ©s en dehors de tout cadre judiciaire et n’ont, dans les faits, pas Ă ĂŞtre motivĂ©s par la police. Ceci gĂ©nère un risque de recours aux « signalements » Ă des fins de harcèlement policier.
Qui plus est, cette procĂ©dure est particulièrement opaque. La personne contrĂ´lĂ©e n’a ainsi pas connaissance du fait que ses dĂ©clarations devant la police, lors d’une garde-Ă -vue par exemple, peuvent ĂŞtre transmises Ă la CAF, alors que cette possibilitĂ© entre en contradiction avec le principe du secret de l’instruction. Également, en cas de « signalement », la personne visĂ©e ignore que son contrĂ´le rĂ©sulte d’une demande de la police et n’a pas accès aux informations communiquĂ©es Ă la CAF.
En retour, les abus sont inĂ©vitables, comme le montrent les tĂ©moignages que nous avons collectĂ©s. Outre leur utilisation Ă des fins de rĂ©pression politique, un contrĂ´leur nous a ainsi tĂ©moignĂ© avoir assistĂ© Ă un cas de signalement pour soupçon de « fraude Ă l’isolement » visant une femme ayant dĂ©posĂ© une plainte pour violences conjugales. Autrement dit, il a Ă©tĂ© demandĂ© Ă la CAF de vĂ©rifier la composition du foyer dĂ©clarĂ© pour s’assurer que la victime avait bien dĂ©clarĂ© vivre avec son agresseur, et la sanctionner en cas d’omission. Ajoutons, enfin, que ces contrĂ´les risquent de cibler les plus prĂ©caires et les habitant·es des quartiers populaires, un point sur lequel nous revenons ci-après.
C’est dans le cadre des «ComitĂ©s opĂ©rationnels dĂ©partementaux anti-fraude» (CODAF) que la pratique du « signalement police » est apparue. Créés en 2010 sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, ces comitĂ©s dĂ©partementaux regroupent institutions policières (police, gendarmerie), organismes de protection sociale (CNAF, France Travail ou Assurance maladie) ainsi que diffĂ©rentes administrations publiques (impĂ´ts, douanes…)3La liste exacte des membres est la suivante: les procureurs de la RĂ©publique du dĂ©partement ou leurs reprĂ©sentants, les chefs de services prĂ©fectoraux compĂ©tents en matière de lutte contre la fraude, la police nationale, la gendarmerie nationale, la direction gĂ©nĂ©rale des finances publiques, la direction gĂ©nĂ©rale des douanes et droits indirects, les autoritĂ©s compĂ©tentes dans les domaines de la concurrence, consommation et rĂ©pression des fraudes, le directeur rĂ©gional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, le directeur rĂ©gional de l’environnement, de l’amĂ©nagement et du logement ou son reprĂ©sentant, le directeur gĂ©nĂ©ral de l’agence rĂ©gionale de santĂ© ou son reprĂ©sentant, les directeurs des organismes locaux de sĂ©curitĂ© sociale du rĂ©gime gĂ©nĂ©ral et du rĂ©gime agricole ou leurs reprĂ©sentants, un responsable coordonnateur rĂ©gional dĂ©signĂ© par la Caisse nationale de l’assurance maladie ou son reprĂ©sentant, le directeur rĂ©gional de PĂ´le emploi ou son reprĂ©sentant, le responsable du centre de gestion et d’Ă©tude AGS territorialement compĂ©tent ou son reprĂ©sentant, dĂ»ment habilitĂ©s par la direction nationale de la dĂ©lĂ©gation Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC) Association pour la gestion du rĂ©gime de garantie des crĂ©ances des salariĂ©s (AGS), dans les dĂ©partements de la rĂ©gion Ile-de-France, le directeur de la Caisse nationale d’assurance vieillesse ou son reprĂ©sentant, dans les dĂ©partements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, un reprĂ©sentant du prĂ©fet de police. Voir ArrĂŞtĂ© du 25 mars 2010 fixant la composition dans chaquedĂ©partement des CODAF, abrogĂ© en 2020 par l’arrĂŞtĂ© du 12 octobre 2020)..
PlacĂ©s sous l’Ă©gide de la Mission interministĂ©rielle de coordination anti-fraude (MICAF), les CODAF visent Ă favoriser « les coopĂ©rations locales » pour lutter contre les « fraudes aux finances publiques », et en particulier les «fraudes aux prestations sociales »4Yannick Herry et Éric Belfayol, 2019, Le comitĂ© opĂ©rationnel dĂ©partemental anti-fraude : un outil local efficace contre la fraude aux finances publiques, Gestion et finances publiques. Disponible ici. A l’Ă©poque, la MICAF portait le nom de Direction Nationale de Lutte contre la Fraude. Concrètement, il s’agit d’organiser des rĂ©unions rĂ©gulières Ă l’Ă©chelon dĂ©partemental afin de planifier « des opĂ©rations de contrĂ´les coordonnĂ©s » et de faciliter les « Ă©changes d’informations » entre forces de police et institutions sociales5Citations extraites du site de la MICAF, archive disponible ici..
Dès leurs crĂ©ations, la MICAF met l’accent sur l’importance de promouvoir les « signalements police » au sein des CODAF afin de lutter « contre la fraude sociale ».
L’objectif est de permettre aux policiers·ères de transmettre Ă la CAF les informations dont iels disposent sur des personnes arrĂŞtĂ©es, qui bĂ©nĂ©ficieraient de « revenus illĂ©gaux » tirĂ©s « d’affaires de trafic de stupĂ©fiants, [de] proxĂ©nĂ©tisme, [de] vente illĂ©gale de mĂ©taux »6DĂ©lĂ©gation Nationale Ă la Lutte contre la Fraude, Bilan 2018. Disponible ici. tout en « bĂ©nĂ©ficiant des prestations du type RSA ou CMU-complĂ©mentaire »7DĂ©lĂ©gation Nationale Ă la Lutte contre la Fraude, La lettre des CODAF, 2 juillet 2010. Disponible ici..
Politiquement, la promotion de ce dispositif est portĂ©e par un discours politique stigmatisant aux accents racistes visant directement les habitant·es des quartiers populaires. Pour reprendre les documents officiels, les « signalements » ont pour objectif de « lutter contre l’Ă©conomie souterraine dans les banlieues » et les « dĂ©linquant[s] » y habitant8DĂ©lĂ©gation Nationale Ă la Lutte contre la Fraude, La lettre des CODAF, 2 juillet 2010. Disponible ici. .
Lorsque le système des CODAF est pensĂ©, il existait un obstacle juridique majeur au projet de la MICAF : le secret de l’instruction9Article 11 du code de procĂ©dure pĂ©nal.. Ce principe juridique fondamental tient au secret professionnel les personnes impliquĂ©es dans une procĂ©dure en cours (policiers·ères, juges d’instruction, magistrat·es du parquet…). Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, il vise notamment à « protĂ©ger les personnes concernĂ©es par une enquĂŞte ou une instruction, afin de garantir le droit au respect de la vie privĂ©e et de la prĂ©somption d’innocence, qui rĂ©sulte des articles 2 et 9 de la DĂ©claration de 1789 »10Conseil constitionnel, dĂ©cision n° 2017-693 QPC du 2 mars 2018..
Le secret de l’instruction limitait fortement l’intĂ©rĂŞt des « signalements » en empĂŞchant la police de communiquer aux administrations sociales le moindre Ă©lĂ©ment d’une enquĂŞte non clĂ´turĂ©e.
Mais un an de lobby de la MICAF suffira pour que cette interdiction soit levĂ©e, au mĂ©pris de droits fondamentaux. Sur proposition de la MICA11Yannick Herry et Éric Belfayol, 2019, Le comitĂ© opĂ©rationnel dĂ©partemental anti-fraude : un outil local efficace contre la fraude aux finances publiques, Gestion et finances publiques. Disponible ici. A l’Ă©poque, la MICAF portait le nom de Direction Nationale de Lutte contre la Fraude., la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (LOPSSI2) votĂ©e en 2011 autorise les membres du CODAF à « s’Ă©changer tous renseignements et tous documents utiles Ă l’accomplissement des missions de recherche et de constatation des fraudes en matière sociales »12Voir loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (LOPSSI), codifiĂ©e aux articles L 114-16 et suivants du code de la sĂ©curitĂ© sociale.. Et ce quelque soit le stade de la procĂ©dure judiciaire.
La CAF est la première institution sociale Ă se saisir pleinement des possibilitĂ©s offertes par la loi LOPSSI2. En 2013, elle signe un protocole avec la police nationale visant Ă prĂ©ciser les modalitĂ©s d’application de la LOPSSI213Protocole entre la direction gĂ©nĂ©rale de la police nationale, de la gendarmerie nationale, de la direction de la sĂ©curitĂ© sociale, de la caisse nationale des allocations familiales et la dĂ©lĂ©gation nationale Ă la lutte contre la fraude, 8 fĂ©vrier 2013, disponible ici. Ce document prĂ©voit que la police ou la gendarmerie puissent transmettre « tous renseignements et tous documents » Ă la CAF, qu’il s’agisse de « procès-verbaux, quel que soit le cadre juridique », de « main-courantes », de « rapports d’enquĂŞte ou de rapports administratifs », de « tĂ©lĂ©grammes » ou « tout autre document officiel ». Ce protocole fait par la suite l’objet d’une dĂ©clinaison au niveau dĂ©partemental. Selon les dĂ©clarations du directeur de la MICAF devant une « commission d’enquĂŞte relative Ă la lutte contre les fraudes aux prestations sociales », il Ă©tait dĂ©clinĂ© dans une trentaine de dĂ©partements en 2020.. L’objectif est de crĂ©er un cadre visant à « intensifier les collaborations » entre les deux institutions14DĂ©lĂ©gation nationale Ă la Lutte contre la fraude, bilan 2013, disponible ici. en vue de « susciter des signalements »15DĂ©lĂ©gation Nationale Ă la lutte contre la fraude, Lettre des CODAF, numĂ©ro 17, dĂ©cembre 2011. Disponible ici.
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Un document annexĂ© au protocole et intitulĂ© « procès-verbal type protection sociale » retient l’attention. Co-rĂ©digĂ© par la CAF et la police nationale sur le modèle d’un procès-verbal policier classique, il contient une dizaine de questions portant notamment sur la composition du foyer, le patrimoine, les ressources et les «constatations faites lors des perquisitions ou surveillance », soit l’ensemble des informations nĂ©cessaires aux services de contrĂ´le de la CAF.
Ce « procès-verbal type protection sociale » signe tant l’aboutissement d’un processus de rationalisation administrative – les questions Ă poser sont prĂ©-Ă©crites par la CAF et la police n’a qu’un seul document Ă transmettre Ă la CAF – que le caractère dĂ©loyal de la pratique des signalements. La personne interrogĂ©e sur sa base, et ce dans le cadre d’une procĂ©dure quelconque, ne sait pas que les rĂ©ponses qu’elle apporte seront transmises Ă la CAF en vue d’un contrĂ´le. En d’autres termes, elle ignore la finalitĂ© des questions qui lui sont posĂ©es par les services de police.
Ajoutons Ă cela que si un signalement est effectuĂ© suite Ă ses dĂ©clarations, elle n’en est pas informĂ©e. Cela signifie en particulier qu’elle n’a pas connaissance des informations dont dispose le ou la contrĂ´leur·se, un manque de transparence venant compliquer toute contestation des Ă©lĂ©ments qui peuvent lui ĂŞtre reprochĂ©s.
Le cadre juridique encadrant les signalements est donc particulièrement souple. Ces derniers peuvent ĂŞtre rĂ©alisĂ©s Ă n’importe quel stade de la procĂ©dure, avant donc qu’une dĂ©cision de justice n’ait Ă©tĂ© prononcĂ©e. Ils peuvent se baser sur de simples suspicions sans que la police n’ait rĂ©ellement Ă se justifier.
Cette absence d’encadrement ouvre, en retour, la porte Ă de nombreux abus aux consĂ©quences lourdes pour les personnes visĂ©es. Sentiment d’humiliation, mise Ă nue numĂ©rique, questions intrusives, peur des consĂ©quences, auxquels s’ajoutent les difficultĂ©s de recours et les nombreuses irrĂ©gularitĂ©s constatĂ©es dans la procĂ©dure : rappelons que de nombreux tĂ©moignages viennent attester de la violence inhĂ©rente aux contrĂ´les CAF16Voir Ă ce sujet l’article de Lucie Inland disponible ici, cet article du Monde et le rapport du DĂ©fenseur des Droits « La lutte contre la fraude aux prestations sociales » disponible ici. La fondation pour le logement, le DĂ©fenseur des droits et le collectif Changer de Cap ont par ailleurs collectĂ© de nombreux tĂ©moignages dĂ©crivant la violence vĂ©cue par les allocataires lors des contrĂ´les. DifficultĂ© de recours, contrĂ´les rĂ©pĂ©tĂ©s, suspension automatique des prestations sociales, intrusion sans prĂ©cĂ©dent dans les moindres recoins de la vie privĂ©e. Nous vous invitons Ă lire l’ensemble de ces tĂ©moignages ici)..
Un chiffre vient confirmer la crainte que les signalements soient avant tout utilisĂ©s comme un moyen de harcèlement policier17Il ne semble pas que la CAF soit tenue de dĂ©clencher un contrĂ´le suite Ă un signalement mais nous ignorons le pourcentage de signalements aboutissant effectivement Ă un contrĂ´le.. En moyenne, seuls 17% des contrĂ´les dĂ©clenchĂ©s sur signalements aboutissent Ă la dĂ©tection d’un trop-perçu18Les chiffres disponibles sur les taux d’indus sont issus des bilans annuels de lutte contre rĂ©digĂ©s par la CNAF. Nous disposons des chiffres pour les annĂ©es 2012, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020.. Autrement dit, la plupart des signalements ne sont pas fondĂ©s, loin de l’image d’une police utilisant Ă dessein des pouvoirs qui lui sont confĂ©rĂ©s.
Si la CAF s’abstient de commenter ce chiffre, elle Ă©crit plus largement au sujet des contrĂ´les que des sources aboutissant Ă la dĂ©tection de trop-perçus dans 20% des cas ou moins ne sont « pas en gĂ©nĂ©ral très justifiĂ©s » eu Ă©gard Ă leur faible efficacitĂ©19CNAF, Bilan 2012 de lutte contre la fraude, disponible ici.. Ajoutons enfin que si les taux de fraudes dĂ©tectĂ©es suite aux signalements ne sont pas communiquĂ©s, ils sont par dĂ©finition plus faibles. Car, comme l’Ă©crit la CAF elle-mĂŞme, « la majeure partie des indus dĂ©tectĂ©s ne sont pas frauduleux car l’erreur de dĂ©claration Ă l’origine de l’indu n’est pas intentionnelle »20CNAF, Bilan 2018 PrĂ©vention et lutte contre la fraude aux prestations lĂ©gales, disponible ici.. Comme nous le rĂ©pĂ©tons avec d’autres, les indus sont avant tout dus Ă la complexitĂ© des règles de calcul des aides sociales engendrant des erreurs de dĂ©clarations, et non de comportements malhonnĂŞtes.
En l’absence de donnĂ©es publiquement disponibles sur les personnes contrĂ´lĂ©es suite Ă un signalement, il n’est pas possible d’identifier avec certitude les populations les plus exposĂ©es Ă ces contrĂ´les et aux risques d’abus d’associĂ©s. Mais le système des CODAF ouvre un boulevard pour qu’une rĂ©pression sociale se mette en place.
Le discours politique anti « banlieues » autour des signalements va, comme nous l’avons vu, directement en ce sens, et justifie le dĂ©veloppement de cette pratique. Ă€ travers lui, sont directement visé·es les plus prĂ©caires et tout particulièrement les habitant·es des quartiers populaires via l’accent mis sur « l’Ă©conomie souterraine des banlieues » et les personnes « bĂ©nĂ©ficiant des prestations du type RSA ou CMU-complĂ©mentaire »21DĂ©lĂ©gation Nationale Ă la Lutte contre la Fraude, La lettre des CODAF, 2 juillet 2010. Disponible ici.. Les deux catĂ©gories se regroupant par ailleurs22Voir par exemple Jean-Michel Floch, DisparitĂ©s de revenus et sĂ©grĂ©gation dans les grands pĂ´les urbains, INSEE, 2016. Disponible ici..
Par ailleurs, la libertĂ© laissĂ©e Ă la police dans le choix des signalements ne peut que favoriser l’expression des pratiques discriminatoires de la police vis-Ă -vis des personnes racisĂ©es, aujourd’hui largement documentĂ©es, que ce soit dans le cas des contrĂ´les d’identitĂ© ou Ă travers la prĂ©gnance des discours racistes dans cette institution, comme le rappelle, entre autres, le DĂ©fenseur des droits23Voir notamment le dossier « ContrĂ´les d’identitĂ© : que dit le droit et comment mettre fin aux contrĂ´les discriminatoires » du DĂ©fenseur des Droits, disponible ici ou l’article de Fabien Jobard et Omar Slaouti, Police, justice, Etat : discriminations raciales publiĂ© dans Racismes de France, La DĂ©couverte, 2020..
S’ajoute enfin le risque d’un sur-ciblage des mères cĂ©libataires via l’accent mis cette fois-ci dans la recherche de la « fraude Ă l’isolement ». Il s’agit de la situation d’une personne dĂ©clarant vivre seule alors que ce n’est pas le cas, et ce type de contrĂ´le visant tout particulièrement les mères cĂ©libataires24Voir notamment l’article du Monde du 4 dĂ©cembre 2023 « Dans la vie de Juliette, mère isolĂ©e, prĂ©caire et cible de l’algorithme des CAF », disponible ici et le livre de Selim Derkaoui, Laisse pas trainer ton fils. Comment l’État criminalise les mères seules, 2025, Les Liens qui libèrent..
Reste enfin le risque d’une utilisation Ă des fins de rĂ©pression politique. Si, ici aussi, l’absence de chiffres et de tĂ©moignages rend difficile toute apprĂ©hension de cette dĂ©rive, notons que le cas du militant Gilet Jaune que nous avons mentionnĂ© en introduction dĂ©montre, a minima, que cette situation existe et que rien n’est fait pour l’empĂŞcher.
Pour reprendre ce qui a Ă©tĂ© dit plus haut, ce militant n’a appris que le contrĂ´le qu’il subissait Ă©tait le rĂ©sultat d’un signalement policier qu’Ă l’issue d’un long combat juridique. Et ce alors mĂŞme que le contrĂ´leur lui avait assurĂ© que ce n’Ă©tait pas le cas.
Ce n’est qu’au moment de passer au tribunal que la CAF a consenti Ă lui donner accès au « rapport de contrĂ´le », le document qu’Ă©crit tout·e contrĂ´leur·se Ă l’issue d’un contrĂ´le Ă domicile. Sur la première page de ce document, que nous avons consultĂ©, est pourtant Ă©crit: « Cible 922 : signalements reçus police », ce qui correspond aux signalements CODAF. Bien que rien ne puisse permettre de le prouver formellement, tout indique donc que le signalement Ă©tait consĂ©cutif Ă son interpellation en manifestation. Quant aux informations que la police avait transmises au contrĂ´leur, elles ne lui ont jamais Ă©tĂ© communiquĂ©es.
La première difficultĂ© pour lutter contre ce type de pratiques est de les documenter. Pour cela, nous lançons un appel Ă tĂ©moignages aux personnes ayant subi un contrĂ´le Ă propos duquel elles soupçonnent, ou savent, qu’il est le fruit d’un signalement policier.
PrĂ©cisons d’emblĂ©e que nous ne connaissons qu’un moyen de savoir avec certitude que c’est le cas : accĂ©der au rapport de contrĂ´le Ă©tabli par le ou la contrĂ´leur·se et chercher, sur sa première page, s’il est Ă©crit « Cible: 922 signalements reçus police/gendarmerie/prĂ©fecture ». Ce rapport de contrĂ´le est communicable Ă toute personne ayant fait l’objet d’un contrĂ´le Ă domicile. Nous mettons en ligne un guide pour obtenir l’accès Ă ce rapport via une demande d’accès aux documents administratifs.
Nous suspectons par ailleurs que ces pratiques ne soient pas limitĂ©es au cas de la CNAF, mais que cette dernière fait, Ă l’image de son algorithme de notation, figure de « pionnière ». Si vous avez des informations sur de telles pratiques Ă France Travail, l’Assurance maladie ou l’Assurance vieillesse, vous pouvez nous Ă©crire Ă algos@laquadrature.net ou nous envoyer des documents anonymement via notre SecureDrop. Vous trouverez un guide pour ce faire ici.
Le système des signalements CODAF, comme l’algorithme de la CNAF, traduit une vision autoritaire de ce que devraient ĂŞtre les institutions sociales. C’est pourtant une remise en question radicale de leur rĂ´le, qui devrait ĂŞtre d’accompagner et d’aider les personnes plutĂ´t que de les contrĂ´ler. Alors pour nous aider Ă continuer notre travail, vous pouvez aussi nous faire un don.
References
Lors des mobilisations et manifestations, nos smartphones sont des outils cruciaux pour s’organiser. Bien qu’ils soient extrĂŞmement pratiques Ă bien des Ă©gards, ils peuvent aussi devenir dangereux s’ils tombent dans de mauvaises mains ou sont mal utilisĂ©s (voir notre article de 2023, toujours d’actualitĂ© ). Les informations que nos tĂ©lĂ©phones contiennent doivent donc ĂŞtre protĂ©gĂ©es. Voici 3 applications libres et gratuites Ă dĂ©couvrir et installer, afin de rĂ©duire ces risques autant que possible en amont des mobilisations Ă venir (ou après !).
Un avertissement toutefois avant de commencer : ne croyez pas que ces 3 applications, ou quelque autre application, peuvent assurer une sĂ©curitĂ© parfaite. La sĂ©curitĂ© numĂ©rique est un sujet complexe, qui dĂ©pend avant tout de votre contexte et des menaces auxquelles vous faites face. Voyez-les comme une première Ă©tape pour se prĂ©munir de certaines menaces, mais pas comme une assurance totale de votre sĂ©curitĂ©. Nous listons en fin d’article des ressources et des guides qui vous permettront d’en apprendre plus sur l’autodĂ©fense numĂ©rique.
De manière gĂ©nĂ©rale, la meilleure option reste de ne pas avoir son tĂ©lĂ©phone sur soi lors d’une action. Dans le cas oĂą l’usage d’un tĂ©lĂ©phone est difficilement Ă©vitable, voici quelques recommandations d’applications qui permettent de rĂ©duire les risques.
Signal est une application de messagerie instantanĂ©e qui protège vos messages grâce Ă un chiffrement de bout en bout. C’est-Ă -dire que le chiffrement des messages est fait sur votre tĂ©lĂ©phone, et sur les tĂ©lĂ©phones de vos correspondant·es. Ni Signal, ni aucune autre tierce personne n’a accès aux clĂ©s cryptographiques qui permettent de chiffrer / dĂ©chiffrer vos messages. Signal ne connaĂ®t pas le contenu des messages, et ne sait mĂŞme pas qui parle Ă qui. Vous pouvez Ă©galement protĂ©ger l’accès Ă Signal via un code, Ă l’aide d’un paramètre dans l’application.
Signal ne semble pas conserver l’adresse IP utilisĂ©e pour se connecter. Cette information ne ressort en tout cas pas des rapports de transparence de la fondation qui dĂ©veloppe l’application. Il n’est toutefois pas possible d’exclure techniquement que l’adresse IP de connexion soit conservĂ©e et rattachable au numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone utilisĂ© pour s’inscrire. Signal peut alors ĂŞtre contraint par la police de partager ces donnĂ©es. Si vous avez besoin de cacher Ă Signal votre adresse IP de connexion, vous pouvez alors utiliser Tor, ou un VPN.
Signal est une application libre, c’est-Ă -dire que, contrairement Ă Whatsapp ou d’autres applications commerciales, son fonctionnement est dĂ©crit publiquement dans son code source, lisible par tous·tes, ce qui permet Ă chacun·e de vĂ©rifier que le code fait bien ce qu’il dit faire, sans backdoors ou autre fonctionnement cachĂ©.
Si vous avez un smartphone avec Android, vous pouvez tĂ©lĂ©charger Signal depuis F-Droid, un magasin d’applications alternatif qui ne propose que des logiciels libres, en suivant ce tutoriel et en ajoutant le dĂ©pĂ´t du Guardian Project, ou bien en tĂ©lĂ©chargeant directement l’application sur le site de Signal. L’application est Ă©galement disponible sur le magasin d’applications de Google ou d’Apple.
Duress vous permet de dĂ©finir un code de dĂ©verrouillage secondaire qui, lorsqu’il est saisi, effacera l’ensemble de votre tĂ©lĂ©phone. Dans une situation oĂą un tiers chercherait Ă obtenir des informations sur votre tĂ©lĂ©phone par la force ou si vous avez besoin d’effacer votre tĂ©lĂ©phone en urgence, vous n’avez qu’Ă saisir ce code.
Si vous ĂŞtes dans une situation oĂą il y a un risque imminent, vous pouvez alors effacer vos donnĂ©es en utilisant le code de Duress. Attention toutefois : si vous ĂŞtes en garde Ă vue et qu’un officier de police judiciaire (OPJ) vous demande votre code, provoquer l’effacement des donnĂ©es peut conduire Ă des poursuites.1
Comme Signal, cette application libre et gratuite est disponible sur F-Droid.
Wasted fonctionne de manière similaire Ă Duress, mais peut aussi ĂŞtre activĂ©e Ă distance. Lors du premier lancement, Wasted gĂ©nère un code secret qui, s’il est reçu par votre tĂ©lĂ©phone, lancera l’effacement de votre tĂ©lĂ©phone. Wasted peut aussi mimer une fausse application sur votre tĂ©lĂ©phone qui, si elle est ouverte, lancera Ă©galement l’effacement.Â
Cette application est très pratique si vous perdez votre tĂ©lĂ©phone et souhaitez l’effacer Ă distance, ou s’il est volĂ© et que quelqu’un cherche Ă fouiller votre tĂ©lĂ©phone.
Les mĂŞmes avertissements que pour Duress s’appliquent Ă Wasted : si un Officier de Police Juridicaire vous demande d’accĂ©der Ă votre tĂ©lĂ©phone, provoquer la suppression de ses donnĂ©es peut vous faire courir un risque de poursuites.
Comme Signal et Duress, Wasted est une application libre et gratuite disponible sur le store F-Droid.
Briar est une application de messagerie pensĂ©e pour les situations oĂą l’accès Ă Internet n’est plus possible, ou si vous avez besoin d’une sĂ©curitĂ© renforcĂ©e (par exemple dans des pays autoritaires). Elle ne nĂ©cessite aucune information personnelle pour s’inscrire. Elle passera toujours par le rĂ©seau Tor pour transmettre les messages afin de garantir votre anonymat, et peut aussi utiliser le Bluetooth si Internet n’est pas disponible ou est censurĂ©.
L’application est elle-aussi disponible sur F-Droid, le magasin d’application de Google, ou directement depuis le site web de Briar.
Attention toutefois : utiliser le rĂ©seau Tor permet de cacher les donnĂ©es qui transitent Ă un tiers qui Ă©couterait la communication, mais cela peut aussi attirer l’attention de la police. Dans certains pays autoritaires qui criminalisent l’usage de Tor ou de VPN, cela peut donc ĂŞtre dangereux. En France, l’utilisation d’un VPN est lĂ©gitime et parfaitement lĂ©gal et paraĂ®t peu risquĂ© dans un contexte de manifestations. Mais la justice française a dĂ©jĂ reconnu que l’usage de Tor caractĂ©risait un comportement « clandestin » pouvant permettre de condamner des personnes pour association de malfaiteurs Ă caractère terroriste.
Pour avoir une meilleure pratique de la sécurité numérique, accessible à tous·tes, il est intéressant de comprendre le pourquoi et le comment du fonctionnement et des enjeux autour de nos usages. Pour cela, nous vous recommandons plusieurs guides, édités par différentes organisations, qui peuvent vous aider à vous instruire sur le sujet :
Si vous le souhaitez, vous pouvez rejoindre notre groupe de discussion sur l’autodĂ©fense numĂ©rique. Vous aurez besoin d’un compte sur le rĂ©seau Matrix, que vous pouvez obtenir, entre autres, en installant l’application Element.
Et les iPhones ? Vous aurez peut-ĂŞtre remarquĂ© que seule l’appli Signal est disponible sur iOS. Malheureusement, Apple a une approche beaucoup trop restrictive qui, Ă notre connaissance, ne permet pas l’existence d’applications comme Duress ou Wasted.
Et, si vous le pouvez, vous pouvez aussi nous faire un don pour nous permettre de continuer nos combats.
Illustration: 31C3 – Impressions par heipei, sous licence CC BY-SA 2.0.
︎Bonjour à toutes et à tous,
C’est la rentrée du « Que se passe-t-il au Garage » après une longue pause d’été, si longue qu’on nous a même demandé si on avait arrêté l’infolettre ou si on avait désabonné sauvagement les gens — trois mois sans nouvelles c’est trop, et vous nous avez manqué aussi !
Alors ce numĂ©ro est copieux, on a beaucoup Ă rattraper, avec six sujets diffĂ©rents : la validation abusive de la transcription du règlement antiterroriste europĂ©en dans la loi française, nos divergences politiques profondes avec d’autres groupes technocritiques, le retour de la vidĂ©osurveillance algorithmique au prĂ©texte des JO d’hiver, le problème de la sanction de la violence en ligne après la mort en direct de Jean Pormanove, l’entĂŞtement du gouvernement pour faire accepter la reconnaissance faciale en France, et la fin du processus lĂ©gislatif europĂ©en qui vise Ă dĂ©truire la confidentialitĂ© des communications.
Bonne fin de semaine et bonne lecture Ă vous !
Alex, Bastien, Eda, Eva, Félix, Marne, Mathieu, Myriam, Noémie, Nono et Vi
En novembre 2023, nous avions dĂ©posĂ© avec d’autres organisations europĂ©ennes un recours devant le Conseil d’État pour contester certaines mesures du dĂ©cret d’application en France du règlement europĂ©en contre le terrorisme (TERREG). L’idĂ©e Ă©tait d’amener le Conseil d’État Ă constater que ces mesures sont en contradiction avec d’autres piliers de la lĂ©gislation europĂ©enne, et Ă demander Ă la Cour de justice de l’Union europĂ©enne (CJUE) de trancher la question.
Malheureusement, la dĂ©cision rendue le 16 juin dernier est très dĂ©cevante : le Conseil d’État a rejetĂ© notre demande de transmettre le problème Ă la CJUE, en estimant qu’il Ă©tait visiblement compĂ©tent pour rĂ©soudre seul un problème de droit europĂ©en.
Les polices europĂ©ennes, et notamment la police française, vont donc pouvoir continuer de censurer des sites web au prĂ©texte de la lutte antiterroriste, mĂŞme quand il s’agit de contenus politiques lĂ©gitimes, et sans aucun contrĂ´le prĂ©alable d’un juge.
Article du 18 juin : Le Conseil d’État enterre de manière illégitime le débat sur la loi sur la censure d’internet
La Quadrature est souvent invitĂ©e Ă prendre la parole dans des Ă©vĂ©nements publics, des festivals ou des tables-rondes, oĂą nous sommes amenĂ©es Ă croiser les militant·es de Anti-Tech RĂ©sistance (ATR). On pourrait croire que le discours de cette organisation a des points communs avec le nĂ´tre – une position technocritique qui tĂ©moigne fort peu d’enthousiasme pour la technique numĂ©rique telle qu’elle est exploitĂ©e aujourd’hui par l’industrie capitaliste – mais nous avons surtout beaucoup de diffĂ©rences. Ce constat, d’autres groupes amis l’ont fait aussi : Le Mouton numĂ©rique, Extinction Rebellion, l’AG Antifa Paris 20e, DĂ©sert’Heureuxses, Technopolice Paris Banlieue, Voix DĂ©terres et d’autres encore, qui ont dĂ©cidĂ© d’Ă©crire un texte ensemble pour clarifier les choses et exprimer une position commune.
Le fond du problème est le suivant : au sein d’une galaxie technocritique militante et progressiste, ATR tient un discours profondĂ©ment rĂ©actionnaire, comparable Ă celui que les fĂ©ministes identitaires tiennent de leur cĂ´tĂ©, asservissant leur prĂ©tendu fĂ©minisme Ă l’expression de leurs idĂ©es racistes. ATR se livre au mĂŞme genre d’entourloupe : sous prĂ©texte de dĂ©noncer le « grand remplacement » des humains par les machines, ATR puise abondamment dans le rĂ©pertoire idĂ©ologique et sĂ©mantique de l’extrĂŞme droite la plus moisie, et n’hĂ©site pas Ă tenir des propos transphobes, homophobes, validistes ou racistes sous prĂ©texte de dĂ©fendre une « nature » dont on sait qu’elle est l’objet de fantasmes rĂ©gressifs infinis, et toujours bancale quand on parle de l’espèce humaine, si profondĂ©ment culturelle, sociale et politique.
VoilĂ l’histoire en très gros traits. Pour entrer dans le dĂ©tail de l’analyse politique et philosophique de notre diffĂ©rend avec ATR, lisez le texte intĂ©gral sur notre site au format web ou ici au format brochure (PDF et ePub). Ça paraĂ®t long, 8 pages, mais il y a 3 pages de rĂ©fĂ©rences et de liens divers, et l’ensemble est passionnant 
Article du 24 juillet : Pourquoi la technocritique d’Anti-Tech Résistance n’est pas la nôtre
Vous vous rappelez forcĂ©ment que le gouvernement français (celui d’Élisabeth Borne, que vous aviez peut-ĂŞtre oubliĂ©e), avait mis dans la loi sur les JO 2024 une grande quantitĂ© de mesures sĂ©curitaires, dont la lĂ©galisation de la vidĂ©osurveillance algorithmique (VSA) Ă titre « expĂ©rimental ». Cette expĂ©rimentation a pris fin en mars 2025, sept mois après la fin des JO qui la justifiaient. Le rapport d’Ă©valuation conclut Ă une absence d’efficacitĂ© Ă©vidente. MalgrĂ© cela, le gouvernement (celui de Michel Barnier puis celui de Français Bayrou, il faut suivre) a d’abord tentĂ© de passer par une loi sur les transports pour imposer la VSA dans les gares et les mĂ©tros. Mais le Conseil constitutionnel a censurĂ© ces dispositions, non pas sur le fond, mais parce qu’elles n’avaient rien Ă faire dans ce texte de loi – ce qu’on appelle un « cavalier lĂ©gislatif », quand une mesure monte sur le dos d’une loi d’une autre espèce.
Alors bis repetita, voici que la VSA se retrouve, toujours Ă titre « expĂ©rimental », dans le texte de loi qui encadrera les JO d’hiver de 2030. Notre article dĂ©taille les stratĂ©gies politiques et psychologiques mises en place par le(s) gouvernement(s) pour faire admettre peu Ă peu cette technologie intrusive qui Ă©voque immĂ©diatement les pires dystopies sĂ©curitaires et semblait encore, jusqu’Ă l’épidĂ©mie et au confinement de 2020, rĂ©servĂ©e Ă une Chine totalitaire, exotique et lointaine. On n’arrĂŞte pas le progrès.
Article du 28 juillet : Jeux Olympiques 2030 : vous reprendriez bien un peu de VSA ?
Les rĂ©seaux sociaux et l’Ă©conomie de l’attention exigent toujours plus de violence, sous toutes ses formes : verbale, idĂ©ologique, politique, psychique et physique. On le sait, on le dit depuis longtemps. Malheureusement, un Ă©vĂ©nement vient de temps en temps rappeler cette Ă©vidence de façon cruelle. La mort le 18 aoĂ»t du streameur Jean Pormanove (pseudo de RaphaĂ«l Graven), alors qu’il participait Ă un live sur une chaĂ®ne Kick a braquĂ© les projecteurs de l’actualitĂ© sur le sujet. La chaĂ®ne Ă laquelle il participait Ă©tait connue pour jouer avec les humiliations et les violences, simulĂ©es ou bien rĂ©elles, dont il Ă©tait l’objet et le souffre-douleur depuis des mois et des annĂ©es. Mediapart s’Ă©tait d’ailleurs emparĂ© du sujet dès la fin de 2024, bien avant le dĂ©cès du streameur.
Cette mort brutale a provoquĂ© de vives rĂ©actions mĂ©diatiques et politiques, et dĂ©clenchĂ© la surenchère habituelle pour demander des lois plus rĂ©pressives et domestiquer le web – cette fameuse « zone de non-droit » sur laquelle on lĂ©gifère pourtant en permanence. Les demandes de presse ont Ă©tĂ© nombreuses. Bastien, juriste Ă La Quadrature, qui tenait le fort pendant les vacances de ses collègues, a rĂ©pondu Ă ces demandes (les liens vers les articles sont dans la revue de presse ci-dessous) et Ă©crit une tribune dans Le Monde. Il rappelle qu’en l’Ă©tat du droit, tout Ă©tait lĂ pour empĂŞcher la diffusion de cette chaĂ®ne dĂ©gradante. Mais rien n’assure que cela aurait pu avoir un impact. Tant qu’on ne s’en prendra pas au modèle Ă©conomique des rĂ©seaux sociaux et des chaĂ®nes dont les revenus dĂ©pendent de « l’engagement » des internautes et donc de la promotion des contenus polĂ©miques ou transgressifs, on n’avancera pas.
Lire la tribune : « L’affaire Pormanove ne traduit pas un droit inadapté à Internet »
L’ancien ministre de l’IntĂ©rieur GĂ©rald Darmanin, devenu ministre de la Justice, veut rester une force de proposition dans la surenchère sĂ©curitaire qui fait les bons candidats de droite Ă la prĂ©sidentielle. Il a donc annoncĂ© en mai 2025 la crĂ©ation d’un groupe de travail pour pour « crĂ©er un cadre lĂ©gal » permettant d’« introduire cette mesure [la reconnaissance faciale] dans notre lĂ©gislation ».
Félix Tréguer, membre et salarié de la Quadrature du Net, a publié en juin dernier une tribune dans la revue en ligne AOC, pour dénoncer l’incompatibilité profonde de cette technologie avec nos habitudes démocratiques : « Si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de ces technologies, ils n’auraient pas pu survivre bien longtemps en clandestinité, et donc organiser des réseaux de résistance capables de tenir tête au régime nazi ». Vous pouvez lire sa tribune en intégralité chez AOC (pour les abonnés) ou sur notre site (pour tout le monde).
Lire la tribune : Le serpent de mer de la reconnaissance faciale
Vous en avez probablement entendu parler dans la presse ou sur vos rĂ©seaux sociaux habituels, le règlement europĂ©en CSAR, surnommĂ© « Chat Control », continue son processus lĂ©gislatif. Il doit son petit nom Ă une mesure choquante : pour lutter contre Ă peu près tout ce qui se fait de mal, ici les abus sur enfants, les gouvernements demandent que les messageries chiffrĂ©es de bout en bout, les mails, les rĂ©seaux sociaux et les hĂ©bergeurs mettent Ă disposition des polices un système pour contourner ce chiffrement. Un chiffrement qui n’est plus chiffrĂ©, c’est un peu ballot. Et plus sĂ©rieusement, c’est une faiblesse critique qui mettrait les Ă©changes professionnels ou privĂ©s Ă la portĂ©e de n’importe quel acteur malintentionnĂ©. La Quadrature est donc absolument opposĂ©e Ă cette mesure.
Nous ne sommes pas les seul·es. Dans le cadre de la coalition EDRi dans laquelle nous Ă©changeons avec nos homologues europĂ©ens, nous avons travaillĂ© pour que le Parlement europĂ©en adopte une position moins dangereuse. Mais le Conseil, qui rassemble les gouvernements des États membres, discute ce vendredi 12 septembre de sa position et un certain nombre d’États, dont la France, ont des idĂ©es très dures sur la question. Nous n’avons pas de marge d’action dans ce moment-lĂ , les gouvernements sont beaucoup moins sensibles que les parlementaires aux appels des citoyen·nes. Mais il faut provoquer un dĂ©bat public pour que le chiffrement des communications devienne un sujet de discussion dĂ©mocratique oĂą les demandes de la police ne seront pas les seules Ă ĂŞtre entendues. Vous pouvez retrouver sur nos raisons sociaux, par exemple sur Mastodon, un rĂ©sumĂ© des enjeux et les liens vers nos articles qui traitent le sujet en profondeur.
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En mai dernier, le gouvernement a lancé un groupe de travail visant à légaliser la reconnaissance faciale en temps réel. Loin d’être une surprise, cette annonce s’inscrit dans une suite de propositions émises par les plus hautes instances de l’État, en lien avec des acteurs industriels et scientifiques. Nous publions cette tribune de Félix Tréguer, adaptée d’un texte publié initialement sur AOC, qui estime que la reconnaissance faciale est incompatible avec les formes de vie démocratique.
En ce mois de mai 2025, GĂ©rald Darmanin s’agite. DoublĂ© par sa droite par son successeur Ă la place Beauvau, Bruno Retailleau, le ministre de la Justice a bien du mal Ă raccrocher le tablier de « premier flic de France ». C’est alors qu’il sort de son chapeau une proposition en apparence assez nouvelle : la lĂ©galisation du recours Ă la reconnaissance faciale en temps rĂ©el.
L’encre de la loi narcotrafic, avec son lot de nouvelles mesures de surveillance policière, n’est pas encore sèche – le Conseil constitutionnel devait se prononcer quelques jours plus tard – que le ministre en est dĂ©jĂ au coup d’après. Après sa sortie, son cabinet confirmera Ă l’AFP qu’un groupe de travail est sur le point d’ĂŞtre lancĂ© pour « crĂ©er un cadre lĂ©gal » permettant d’« introduire cette mesure dans notre lĂ©gislation ». Selon le ministre, qui en 2022 se disait opposĂ© Ă la reconnaissance faciale, « utiliser la technologie et la reconnaissance faciale, ce sont les solutions pour lutter drastiquement contre l’insĂ©curitĂ© ». Quelques jours plus tard, son rival Retailleau lui emboĂ®te le pas, appelant Ă son tour une utilisation « très encadrĂ©e » de la reconnaissance faciale en temps rĂ©el dans le cadre des enquĂŞtes judiciaires.
Le contexte de concurrence politique exacerbĂ©e Ă droite pourrait laisser penser Ă un Ă©nième ballon d’essai sans lendemain. Il s’agit en rĂ©alitĂ© d’un projet politique assumĂ© de longue date par les gouvernements d’Emmanuel Macron, mais chaque fois repoussĂ© Ă plus tard de peur qu’il ne suscite une levĂ©e de boucliers dans la population.
Lorsqu’avec mes camarades de La Quadrature du Net et d’autres collectifs à travers le pays, nous avons lancé la campagne Technopolice en 2019 pour documenter les nouvelles technologies de surveillance policière et fédérer les résistances locales, la reconnaissance faciale était déjà sur toutes les bouches. À l’époque, l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques, aiguillé par un parlementaire macroniste, appelait déjà à une loi d’expérimentation pour autoriser son usage en temps réel. Quelques semaines plus tard, le secrétaire d’État Cédric O, accordait un entretien au journal Le Monde sur le sujet. Dans cette toute première sortie gouvernementale sur le sujet, il estimait nécessaire « d’expérimenter la reconnaissance faciale pour que nos industriels progressent ».
L’enjeu économique était alors exprimé avec candeur. Il faut dire que depuis le début des années 2010, la reconnaissance faciale et les autres techniques de couplage de l’intelligence artificielle et de la vidéosurveillance – un spectre d’applications regroupées sous le terme de vidéosurveillance algorithmique (VSA) – font l’objet d’investissements publics. Au travers des politiques publiques de recherche pilotées par la Commission européenne ou l’Agence nationale de la recherche, mais aussi via des mécanismes fiscaux comme le Crédit impôt recherche, des startups ou des grands groupes du secteur comme Idemia et Thales font financer une part importante de leurs R&D par le contribuable. Bpifrance de même que la Caisse des dépôts et consignations se sont également activés pour aider l’industrie française à se structurer pour se faire une place sur ces marchés porteurs : l’an dernier, le marché mondial de la reconnaissance faciale augmentait en effet de 16 % par an et devrait atteindre 12 milliards de dollars en 2028 ; celui portant sur les autres applications de la VSA était de 5,6 milliards en 2023 et pourrait représenter 16,3 milliards en 2028.
En 2019, Cédric O propose donc de légaliser la reconnaissance faciale à titre expérimental à l’occasion des Jeux Olympiques de 2024. Mais à la veille de l’élection présidentielle de 2022, avant de se retirer de la politique politicienne et de devenir lobbyiste en chef de l’industrie de la tech, il reconnaît publiquement que les conditions politiques d’un recours à cette technologie ne sont pas réunies. « La priorité a été mise sur d’autres sujets […] compte tenu du contexte et de la sensibilité du sujet » explique-t-il alors, non sans dénoncer au passage les « associations libertaires » ayant selon lui alimenté un climat de « psychose ».
Le gouvernement se rabat alors sur des applications de la VSA jugées moins sensibles. Elles seront légalisées à titre expérimental et temporaire dans le cadre de la loi de 2023 relative aux Jeux Olympiques et mises en œuvre ces derniers mois : il s’agit notamment de détecter des personnes ou véhicules à contre sens, des chutes au sol, des mouvements de foule, des départs de feu, etc. Une expérimentation aux résultats peu concluants mais que le gouvernement souhaite aujourd’hui prolonger dans le cadre de la prochaine loi relative aux Jeux Olympiques de 2030. Fin 2022, lors des débats parlementaires, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, et sa collègue en charge des sports, Amélie Oudéa-Castera défendent cette expérimentation a minima et font de la reconnaissance faciale une ligne rouge : « le dispositif ne prévoit aucunement […] de créer un système d’identification biométrique » affirme ainsi la ministre dans l’hémicycle : « Le Gouvernement ne souhaite rien de cela, ni de près ni de loin ».
Mais ces réassurances relèvent du double-jeu. Car dans le même temps, à Bruxelles, le gouvernement français est à la manœuvre dans le cadre des négociations sur le règlement relatif à l’intelligence artificielle. Comme l’a démontré une enquête du média Disclose parue cet hiver, et alors même que le marketing politique de la Commission européenne autour de ce texte reposait en partie sur la promesse d’une interdiction de la « surveillance biométrique en temps réel », la France fait au contraire pression de toutes ses forces sur les autres États membres de l’Union européenne pour épargner aux forces de l’ordre toute régulation trop contraignante.
Cette stratégie s’avère payante. Dans la version finalement adoptée de l’« AI Act », le principe d’interdiction de la reconnaissance faciale en temps réel est immédiatement assorti de quantité de dérogations. Elle est par exemple autorisée pour prévenir « une menace réelle et actuelle ou réelle et prévisible d’attaque terroriste », mais aussi dans le cadre d’enquêtes pénales afin de retrouver les suspects de toute une gamme d’infractions punies de plus de quatre ans d’emprisonnement, dont le sabotage. Des activités militantes, notamment associées à la mouvance écologiste, pourront sans mal être concernées.
Une autre concession obtenue par la France, particulièrement glaçante, permet aux forces de police d’utiliser des systèmes de VSA « qui classent individuellement des personnes physiques sur la base de leurs données biométriques afin de déduire ou d’inférer leur race, leurs opinions politiques, leur appartenance syndicale, leurs croyances religieuses ou philosophiques, leur vie sexuelle ou leur orientation sexuelle ». Soit non seulement la détection d’insignes ou de vêtements dénotant une orientation politique, mais aussi le retour en force de théories naturalisantes, de pseudosciences censées révéler la « race » ou l’orientation sexuelle à partir de caractéristiques morphologiques ou de traits du visage, désormais inscrites dans de puissants systèmes automatisés visant à mettre en œuvre la violence d’État.
L’annonce par Gérald Darmanin du lancement d’un « groupe de travail » en vue de légaliser la reconnaissance faciale n’est donc pas une surprise. Elle s’inscrit dans la suite logique des efforts menés depuis des années au plus haut sommet de l’État, en lien avec des acteurs industriels et scientifiques, pour préparer la population française et minimiser autant que possible le coût politique d’une légalisation de la reconnaissance faciale en temps réel.
Le ministre de la Justice prétend ainsi que la reconnaissance faciale serait indispensable pour assurer la sécurité de la population, tout en tâchant d’en minimiser les enjeux : « Les gens disent qu’à Roissy on met 1h30 pour passer, à Dubaï on met 10 minutes ; oui, mais à Dubaï, il y a la reconnaissance faciale » tentait-il de justifier début mai, vantant le surcroît de commodité que les « braves gens » seraient en droit d’attendre d’une généralisation de cette technologie. On aurait envie de rappeler au ministre : « Oui mais à Dubaï, on enferme les défenseurs des droits, on pratique la torture, et les Émirats-Arabes-Unis sont de fait une dictature. Est-ce bien là un modèle à suivre ? »
S’il fait mine d’oublier que la reconnaissance faciale est déjà une réalité dans certains aéroports et certaines gares, c’est pour mieux défendre son marché de dupes : vie privée et libertés contre une plus grande praticité pour celles et ceux qui se meuvent dans les monde des flux. Le ministre y voit un bon deal, capable de convaincre le quidam de remiser au placard ses réserves, lui qui – à la suite de Cédric O – se désole aujourd’hui d’« une paranoïa sur la technologie, les libertés publiques, la question des fichiers ».
En haut lieu, le changement de paradigme induit par la reconnaissance faciale en temps réel est pourtant bien compris. En 2019, alors qu’avec un camarade de La Quadrature, nous étions invités à donner notre avis sur « l’acceptabilité sociale de la reconnaissance faciale » devant un aréopage de hiérarques policiers, de préfets, de scientifiques et d’industriels à la Direction générale de la gendarmerie nationale, un colonel de Gendarmerie était venu présenter une note qu’il venait tout juste de publier sur le sujet. Il y livrait une analyse plutôt lucide quant à la place de la reconnaissance faciale dans l’histoire des techniques d’identification :
« L’intérêt de cette technologie est d’exécuter systématiquement et automatiquement les actes de base des forces de l’ordre que sont l’identification, le suivi et la recherche d’individus en rendant ce contrôle invisible. Sous réserve d’algorithmes exempts de biais, elle pourrait mettre fin à des années de polémiques sur le contrôle au faciès puisque le contrôle d’identité serait permanent et général [nous soulignons]. »
Un contrôle d’identité « invisible, permanent et général » ? Michel Foucault ne croyait sans doute pas si bien dire lorsque, dans Surveiller et Punir (1975), il résumait le fantasme d’un pouvoir policier devenu « l’instrument d’une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible ».
Si une loi était prochainement adoptée pour autoriser la reconnaissance faciale en temps réel, les choses pourraient aller très vite. Car même si pour l’heure, en France, son usage policier n’est légalement possible qu’a posteriori, dans le cadre d’enquêtes judiciaires et pour le seul fichier « Traitement des antécédents judiciaires » (le TAJ, qui contient près de 10 millions de photographies de visages), l’infrastructure technique permettant un usage en temps réel est d’ores et déjà en place. Les capteurs d’abord : autour de 90 000 caméras de vidéosurveillance placées sur la voie publique à travers le pays, soit autant de points géolocalisés dédiés à la collecte d’images. Ensuite, les bases de données centralisées de photos d’identité adossées aux données d’état civil : outre le fichier TAJ, la plupart des fichiers liés à l’immigration intègrent désormais des photographies de visages exploitables par les algorithmes. C’est aussi le cas du fichier « Titres électroniques sécurisés » (TES) créé en 2016 par le ministère de l’Intérieur et qui permet de collecter les empreintes faciales de tous les demandeurs de cartes d’identité et de passeports. Et enfin, la dernière pièce du puzzle : les algorithmes de reconnaissance faciale permettant de comparer les images aux fichiers, fournis par des prestataires privés comme la multinationale Idemia, et dont le taux de fiabilité a beaucoup progressé ces dernières années.
Avec la reconnaissance faciale, nos visages deviennent à leur tour les termes indexiques des fichiers de police, ce par quoi nos données d’état civil peuvent être automatiquement révélées (nom, prénom, lieu de naissance, lieu de résidence, etc.). Si son usage en temps réel était autorisé, circuler à visage découvert reviendrait à arborer une carte d’identité infalsifiable, lisible à tout moment par l’État. L’anonymat serait rendu pratiquement impossible. Et, au détour de ce processus, nos visages – qui témoignent de nos émotions, de nos attitudes, de nos manières d’être – en seraient réduits à être des faces : des yeux, un nez, une bouche, des oreilles et autres éléments anatomiques dont les mensurations, les formes ou les couleurs pourront être automatiquement classifiées. Vitrines de nos subjectivité, ils deviendraient de nouveaux objets du pouvoir, ce par quoi l’État peut nous gérer.
La reconnaissance faciale, c’est aussi ce par quoi le fascisme pourrait s’installer et perdurer. Lors de cette journée de septembre 2019 à la Direction générale de la gendarmerie nationale, nous avions ainsi rappelé à tous ses partisans présents dans l’assistance pourquoi elle était selon nous inacceptable. Croyant pouvoir faire vibrer quelques cordes sensibles dans l’assistance, nous leur avions dit notre conviction que, si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de ces technologies, ils n’auraient pas pu survivre bien longtemps en clandestinité, et donc organiser des réseaux de résistance capables de tenir tête au régime nazi.
Cette hypothèse contrefactuelle permet d’illustrer pourquoi la reconnaissance faciale est tout simplement incompatible avec la défense des formes de vie démocratiques. Par les temps qui courent, elle n’est pas à prendre à la légère.
FĂ©lix TrĂ©guer est chercheur, membre de La Quadrature du Net et auteur de Technopolice, la surveillance policière Ă l’ère de l’intelligence artificielle (Divergences, 2024).
La lutte contre la vidĂ©osurveillance algorithmique (VSA) est une bataille de longue haleine. L’expĂ©rimentation officielle, menĂ©e au prĂ©texte des Jeux Olympiques, s’est pourtant achevĂ©e fin mars et a Ă©tĂ© Ă©maillĂ©e de multiples dĂ©faillances. En parallèle, les luttes locales s’intensifient dans les villes oĂą ces logiciels sont dĂ©ployĂ©s illĂ©galement. Le gouvernement veut pourtant remettre une pièce dans la machine. Ainsi, le projet de loi sur les Jeux Olympiques d’hiver 2030 propose de repartir pour un tour d’expĂ©rimentation de deux ans. Le texte a dĂ©jĂ Ă©tĂ© examinĂ© au SĂ©nat et devrait arriver Ă l’AssemblĂ©e Nationale Ă la rentrĂ©e. Une pierre de plus Ă l’Ă©difice de la surveillance algorithmique de l’espace public…
Il y a deux ans dĂ©jĂ , nous luttions contre la loi relative aux Jeux Olympiques de 2024. Elle prĂ©voyait, pour la première fois en Europe, le dĂ©ploiement de logiciels de reconnaissance de comportements en temps rĂ©el dans l’espace public. AdoptĂ© au printemps 2023, ce texte a autorisĂ© la police, la gendarmerie et les opĂ©rateurs de transports Ă utiliser les logiciels d’entreprises privĂ©es de VSA pendant plus d’un an et bien au-delĂ des seuls Jeux d’Ă©tĂ©. Ces algorithmes ont analysĂ© les foules lors de concerts, matchs de foots, fĂŞtes de la musique et autres Ă©vĂ©nements publics au grĂ© des envies des pouvoirs publics. Ce premier round s’est achevĂ© le 31 mars 2025 avec, Ă la clĂ©, une Ă©valuation officielle qui faisait Ă©tat des rĂ©sultats peu probants, pour ne pas dire que la VSA n’avait servi Ă rien du tout.
Mais le gouvernement, dĂ©terminĂ© Ă imposer la surveillance automatisĂ©e et la reconnaissance faciale, ne souhaite pas s’arrĂŞter en si bon chemin. PlutĂ´t que de conclure Ă l’abandon de ces logiciels, il persiste, espĂ©rant que ces systèmes finissent par fonctionner un jour. Au mois de fĂ©vrier dernier, le ministre des transports tentait ainsi un coup de force Ă l’AssemblĂ©e en faisant voter un amendement qui prolongeait l’expĂ©rimentation jusqu’en 2027 dans une loi qui n’avait rien Ă voir. RatĂ© ! Le Conseil constitutionnel a estimĂ© qu’il s’agissait d’un cavalier lĂ©gislatif et l’a censurĂ©.
Face Ă cet obstacle, les promoteurs de la Technopolice se devaient de trouver une manière de revenir Ă la charge. Et quoi de mieux que de tenter une combine qui a dĂ©jĂ marchĂ© ? Les Jeux d’hiver de 2030, qui auront lieu dans les Alpes, sont ainsi apparus comme une parfaite excuse pour lĂ©gitimer une nouvelle salve d’expĂ©rimentations. A l’instar des Jeux de 2024, le gouvernement utilise la dimension exceptionnelle de ce mĂ©ga-Ă©vĂ©nement sportif pour mettre en oeuvre une politique prĂ©tendument expĂ©rimentale et donc socialement plus acceptable. Comme le thĂ©orise le chercheur Jules Boykoff, les Jeux Olympiques agissent comme un accĂ©lĂ©rateur de politiques exceptionnelles. Ils prennent appui sur un moment de fĂŞte ou de spectacle, par essence « extra-ordinaire », oĂą les règles politiques peuvent ĂŞtre temporairement suspendues, pour faire progresser des politiques qu’ii aurait Ă©tĂ© impossibles de mettre en place en temps normal.
Pour prolonger l’utilisation de la vidĂ©osurveillance algorithmique, le projet de loi dĂ©posĂ© par le gouvernement relatif Ă l’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 prĂ©voit ainsi un article 35 expĂ©ditif : « L’expĂ©rimentation mise en Ĺ“uvre sur le fondement de l’article 10 de la loi [relative aux JO 2024] est reconduite, dans les mĂŞmes conditions, jusqu’au 31 dĂ©cembre 2027. »
La stratĂ©gie mise en oeuvre ici est de prĂ©tendre que cette pĂ©rennisation serait indolore et presque anodine puisqu’il n’y a aucune modification du cadre lĂ©gal. Il s’agirait uniquement de prolonger les « petites expĂ©riences » de la police. Telle est notamment la position du Conseil d’État. ConsultĂ© pour avis, il estime « que la reconduction pure et simple du dispositif, contraignant mais protecteur, auquel il a dĂ©jĂ donnĂ© un avis favorable (…) et que le Conseil constitutionnel a expressĂ©ment reconnu comme conforme Ă la Constitution (…) rĂ©pond de manière adĂ©quate au bilan de l’Ă©valuation et permettra, au terme de cette pĂ©riode, de dĂ©cider de l’abandon ou de la pĂ©rennisation de la technique ». Rappelons que le choix de poursuivre ou non devait initialement ĂŞtre fait en 2025 et qu’avec cette logique, il serait possible « d’expĂ©rimenter » Ă l’infini.
La CNIL, elle, n’a mĂŞme pas Ă©tĂ© sollicitĂ©e pour avis, ce qui illustre une nouvelle fois le peu d’Ă©gard que lui accorde le gouvernement. Pourtant, si la loi Ă©tait votĂ©e en l’Ă©tat, des dizaines et dizaines d’utilisations de la VSA, voire des centaines, pourraient ĂŞtre mises en oeuvre dans les rues de France, d’ici Ă la fin de l’annĂ©e 2027. La loi de 2023 permet en effet que cette technologie de surveillance de masse puisse ĂŞtre utilisĂ©e pour tout Ă©vĂ©nement rĂ©crĂ©atif, sportif ou culturel, sur simple autorisation d’un prĂ©fet. Lors du passage du texte au SĂ©nat, les parlementaires ont d’ores et dĂ©jĂ Ă©tendu le pĂ©rimètre des personnes pouvant utiliser le dispositif de VSA aux simples agents municipaux chargĂ©s du visionnage des images de surveillance, donc potentiellement Ă toutes les villes de France Ă©quipĂ©es de camĂ©ras.
De plus, si le cadre juridique de 2023 limitait le dĂ©ploiement d’algorithmes Ă huit cas d’usage, les volontĂ©s d’Ă©tendre l’expĂ©rimentation Ă davantage de situations est sur toutes les lèvres des promoteurs de la VSA, et ce depuis plusieurs mois. Or, plutĂ´t que de modifier la loi, Julie Mercier, directrice du comitĂ© de pilotage et de la DEPSA (direction des entreprises et partenariats de sĂ©curitĂ© et des armes), chargĂ©e de piloter l’expĂ©rimentation au sein du ministère de l’intĂ©rieur, assumait rĂ©cemment dans une interview au mĂ©dia spĂ©cialisĂ© AEF vouloir « dĂ©verrouiller » le sujet dans la loi JOP 2030. Elle prĂ©cise, concernant les cas d’usages, vouloir « regagner de la souplesse Ă travers les dĂ©crets ». En d’autres termes, il s’agirait d’Ă©tendre le pĂ©rimètre de l’expĂ©rimentation par des actes administratifs du gouvernement, en dehors de tout dĂ©bat parlementaire et de tout contrĂ´le dĂ©mocratique. Un tel Ă©largissement du dispositif pourrait par exemple inclure la recherche et le suivi de personnes, comme cela est demandĂ© par la SNCF et la RATP dans le rapport d’Ă©valuation ou bien la reconnaissance de banderoles militantes tel que suggĂ©rĂ©e par le dĂ©putĂ© LR Eric Pauget. On peut aussi s’attendre Ă ce que les rĂ©centes annonces de Bruno Retailleau et GĂ©rald Darmanin concernant la reconnaissance faciale en temps rĂ©el soient poussĂ©es par voie d’amendement au cours de l’examen du projet de loi.
Il faut le rappeler : la vidĂ©osurveillance algorithmique s’assimile Ă une surveillance de masse automatisĂ©e de l’espace public et Ă ce titre est totalement inacceptable. De plus, ces logiciels sont dĂ©ployĂ©s de façon illĂ©gale dans de nombreuses villes de France, comme Ă Lille ou Saint-Denis, et le gouvernement lui-mĂŞme l’a dĂ©ployĂ©e de manière totalement illĂ©gale ces dernières annĂ©es.
ObsĂ©dĂ© par l’objectif d’une lĂ©galisation de cette technologie, souhaitant conforter les industriels du secteur de la surveillance qui fournissent les algorithmes, le gouvernement enchaĂ®ne les justifications grossières pour mieux imposer la VSA. Pour les Jeux Olympiques de 2024, les mouvements de foule Ă©taient brandis comme le prĂ©texte ultime pour s’Ă©quiper de ces logiciels. Après les Jeux, l’inutilitĂ© et l’inefficacitĂ© de la VSA ont Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s d’un revers de main, avec l’excuse selon laquelle leur intĂ©rĂŞt Ă©tait de toute façon mineur compte tenu du grand nombre de policiers sur le terrain. DĂ©sormais, pour l’Ă©dition de 2030, la ministre des sports Marie Barsacq explique très sĂ©rieusement que « lĂ , on va ĂŞtre dans les territoires de montagnes. On n’aura pas autant de forces de l’ordre […] donc, la vidĂ©o algorithmique pourra ĂŞtre beaucoup plus pertinente ». Sachant que l’expĂ©rimentation est prĂ©vue jusqu’en 2027 pour un Ă©vènement qui se tiendra en 2030… Logique on vous a dit !
On pourrait se moquer du ridicule de ce texte et de ces stratĂ©gies si seulement la composition de l’AssemblĂ©e nationale ne rendait pas très probable l’adoption du texte. DominĂ©e par l’extrĂŞme droite, obnubilĂ©e par les thèmes sĂ©curitaires, il y a fort Ă parier que l’AssemblĂ©e laisse passer cet article sans encombre.
Nous scruterons donc attentivement les avancĂ©es et dĂ©bats dès que ce texte sera dĂ©battu dans l’hĂ©mycicle de l’AssemblĂ©e nationale Ă la rentrĂ©e. En attendant, nous devons continuer Ă faire valoir le refus populaire de ce projet de sociĂ©tĂ©. Cela passe notamment par l’Ă©chelon local : il ne faut pas lâcher les combats au niveau des villes et des villages contre les projets mortifères de vidĂ©osurveillance, en particulier dans le contexte des Ă©lections municipales de 2026. Pour vous y aider n’hĂ©sitez pas Ă consulter notre brochure et nos ressources sur notre page de campagne.
Aussi, pour soutenir ce travail vous pouvez nous faire un don !
Comme de nombreuses associations, collectifs et personnes, nous avons reçu des sollicitations de la part d’Anti-Tech Résistance. Bien qu’iels affirment s’opposer à la surveillance technopolicière et à l’IA nous avons refusé de travailler avec elleux en raison de leur propos confus. Nous republions donc cette tribune éclairante sur les problèmes que représente ATR rédigée par des membres de divers collectifs dont Technopolice Paris Banlieue.
Ce texte est issu d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres … et des allié·es d’autres horizons. Vous pouvez le télécharger en format brochure ici.
À l’heure où les idées d’extrême-droite et réactionnaires 1 sont de plus en plus répandues, il est important de savoir avec qui nous pouvons lutter, et avec qui nous ne voulons ni ne pouvons nous organiser. Cela passe par de la veille, de la sensibilisation et des actions contre les projets réactionnaires et ennemis de l’émancipation de toutes et tous, dont Anti-Tech Resistance fait partie.
Fondé en 2022 à Rennes par des anciens membres de Deep Green Resistance 2, ATR est un groupe qui se présente comme un mouvement révolutionnaire qui a pour objectif de démanteler le système technologique au nom d’une «écologie radicale anti-industrialiste» en diffusant en France les idées de Theodore Kaczynski, un ancien universitaire étatsunien ayant perpétré des attentats meurtriers à la bombe ciblés pendant 17 ans 3.
Ces derniers temps, le collectif a bénéficié d’une certaine visibilité 4 : par l’organisation d’actions comme le contre-sommet de l’IA et l’interruption en fanfare d’un contre-sommet concurrent en février 2025 ; par sa maîtrise des outils de communication, particulièrement sur les réseaux sociaux où le collectif a su trouver une audience ; par sa présence grandissante et envahissante dans nos réunions et nos événements, où il vient recruter et défendre sa position technocritique 5 soi-disant radicale 6.
Par son horizon politique qui se reflète dans ses modes d’action, ATR s’oppose à la pluralité des existences et la variété de collectifs et de stratégies de lutte qu’elle crée, au nom d’une « efficacité » creuse. De plus, il alimente le confusionnisme qui arme l’extrême-droite. Ainsi, ce texte a pour objectif d’expliciter ce qui pose problème dans le projet porté par le collectif 7 .
ATR entretient une proximité tant idéologique qu’organisationnelle avec des figures et collectifs dont les intérêts et positions sont radicalement incompatibles avec l’émancipation de tousxtes. Cette proximité, qui se traduit par la mise en avant sur leur site et leur blog de ces personnes, par la complaisance ou par le soutien affirmé, participe à la légitimation de figures politiques, ou de concepts utilisés par des groupes sexistes, islamophobes, antisémites, validistes et transphobes.
Ici, l’encombrante figure de Theodore Kaczynski, omniprésente sur le blog d’ATR, avec une centaine de citations, est primordiale. Celui-ci a notamment défendu une vision de la révolution qui se ferait non seulement sans, mais contre «les gauchistes» 8 et les mouvements antiracistes qu’il juge comme racialistes 9. De plus, il a aussi promu la primauté de la famille dans l’éducation sexuelle 10, le recours à la violence comme méthode d’éducation 11 et exprimé sa fascination pour les régimes autoritaires 12.
Parmi les autres influences les plus citées et alliées de leurs événements, on trouve par exemple Renaud Garcia, présenté comme un « penseur anarchiste contemporain », pourtant réputé pour ses prises de positions anti-trans 13 ou encore le collectif Pièces et Mains d’Œuvre, groupe antiqueer, islamophobe et sexiste 14 ou encore Floraisons, média résolument transphobe à qui il emprunte sa « culture de résistance » 15. Non content de citer les anti-« wokistes » d’hier et d’aujourd’hui, ATR les convie à leurs tables. Ainsi le journal La Décroissance est invité à l’Assemblée Anti-Industrielle Parisienne (AGAIP) initiée par ATR le 17 janvier 2025 et à son « Contre-sommet de l’IA » du 8 février 2025, à tenir un stand et à y intervenir. Or, il n’est plus permis de douter du tournant réactionnaire, islamophobe et transphobe du journal 16.
De plus, ils entretiennent une porosité indubitable avec un langage et des concepts réactionnaires. C’est ainsi qu’ils ont participé à la publication d’un tract reprenant la rhétorique du « grand remplacement » 17 : « Se soumettre à l’IA, c’est perdre sa capacité en tant qu’humain à réfléchir et créer sans l’aide d’un ordinateur. C’est accepter le grand remplacement des humains par la machine, par la perte des milliers d’emplois que va causer le développement de l’IA » 18. Une reprise rhétorique (sans guillemets ni détournement) qui légitime de fait un concept issu de la plus identitaire des extrêmes droites. On pourrait aussi interroger le détournement du #redpill employé par les masculinistes, en #tedpill, en référence à « Ted » Kaczynski 19 ou le recours à des traductions d’extrême droite de l’auteur 20.
ATR n’emprunte pas qu’aux rĂ©actionnaires et revendique de « piocher des idĂ©es chez d’autres quand celles-ci peuvent servir Ă la lutte antitech » 21. Il ne faut toutefois pas se tromper : ces emprunts sont opportunistes et sĂ©lectifs et tendent au confusionnisme 22, technique rhĂ©torique dĂ©jĂ prĂ©sente chez Theodore Kaczynski 23. Il en va ainsi de l’anarchisme, mouvement auquel ATR dĂ©die un dossier entier sur son blog 24 mais qui rĂ©ussit le tour de force d’expliquer sa proximitĂ© idĂ©ologique avec ce courant au travers de ses auteurs diffusant les idĂ©es les plus discriminatoires – Pierre-Joseph Proudhon 25 ou Renaud Garcia – sans qu’à aucun moment leurs positions oppressives ne soient mĂŞme abordĂ©es. De plus, alors que les questions de l’éthique, d’une culture collective de la libertĂ© et la lutte conjointe et nĂ©cessaire contre l’ensemble des dominations sont centrales chez les anarchistes, ATR ne retient que certaines consĂ©quences de ces pensĂ©es : la lutte contre l’État et la nĂ©cessitĂ© rĂ©volutionnaire.
Plus globalement, le choix de références exclusivement masculines s’accompagne d’une absence totale de prise en compte des savoirs issus notamment des luttes féministes, antiracistes ou dévalidistes. Les auteurs cités partagent pour la plupart une vision homogène, blanche, valide et viriliste, dont les angles morts révèlent une absence d’approche intersectionnelle.
Si on ne compte plus les attaques contre les « gauchistes » et les « progressistes », on peut constater que le collectif s’appuie sur ces autres luttes. La stratégie d’ATR de disqualifier systématiquement les autres collectifs écologistes et technocritiques a pour objectif de recruter des membres en se présentant comme la seule alternative. Elle a surtout pour conséquence de parasiter les collectifs qui tentent de conjuguer une lutte efficace contre le techno-capitalisme avec la construction d’une société juste et égalitaire.
Cela a été le cas pour les Soulèvements de la Terre (SDT). Après avoir tenté à plusieurs reprises de recruter dans des groupes locaux des SDT, ATR a publié sur son blog pas moins de trois articles critiquant durement tant le positionnement politique du collectif écologiste que ses stratégies de luttes. Ce désaccord stratégique n’a pas empêché ATR d’organiser ou de participer à des actions inspirées des stratégies promues par les SDT 26.
ATR met Ă©galement en place des stratĂ©gies d’entrisme et de noyautage, jusqu’à la prise de contrĂ´le de groupes locaux. C’est ce qui est arrivĂ© Ă Extinction Rebellion (XR), dont le groupe local rennais est aujourd’hui contrĂ´lĂ© par des membres d’ATR et n’a plus de liens avec le reste du mouvement 27. Cela leur permet de revendiquer en tant qu’Extinction Rebellion des actions qu’Anti-Tech Resistance entend mener et de prĂ©senter comme porte-parole d’XR des personnes inconnues du mouvement. Cette manĹ“uvre – observĂ©e et combattue notamment autour du Sommet de l’IA dĂ©but 2025 – vise Ă faire croire qu’ATR agit au sein d’une coalition 28.
Pour ATR, la technologie post-industrielle est la racine de tous les maux contemporains et toute autre lutte ne fait que retarder la révolution anti-tech. Dans la droite lignée de Theodore Kaczynski, le collectif établit comme évidente et nécessaire une stratégie à but unique : le démantèlement du système techno-industriel. Les personnes subissant le capitalisme, le patriarcat, le racisme, l’homophobie ou la transphobie devraient donc attendre le démantèlement de ce système pour lutter contre les systèmes de domination 29.
ATR admet sans détour qu’il « ne milite pas (…) pour des causes progressistes (féminisme, antiracisme, luttes LGBT, animalisme, écologisme, etc.) » 30. D’après le collectif, la multiplication des cibles entraîne une dilution de l’impact des actions collectives et une couverture nécessairement incomplète des sujets traités : « les luttes sociales accentuent la résilience du système technologique » 31. La référence à la figure de Theodore Kaczynski permet ici d’éclairer son instrumentalisation des luttes émancipatrices à des fins stratégiques : « Le véritable mouvement anti-tech rejette toute forme de racisme ou d’ethnocentrisme. Absolument pas par “tolérance”, “pluralisme”, “multiculturalisme”, “égalité” ou “justice sociale”. Le rejet du racisme est – purement et simplement – un impératif stratégique » 32. Ça a le mérite d’être clair : pour le collectif, « les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif » et leur « seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat » 33. Pourtant de nombreux collectifs parviennent à allier une position anti-industrielle, une attention à l’intersectionnalité des luttes, l’horizontalité et aux attaques concrètes (sabotages, blocages, mobilisation…) 34.
Chez ATR, la technologie est vue comme intrinsèquement mauvaise, corruptrice et dotée d’une volonté propre, telle un « système indivisible et auto-entretenu » 35. Pour le collectif, le mal n’est pas dans les usages sociaux ou les conditions de production et d’exploitation des technologies, mais dans la nature même des choses (ici, la technologie). C’est ainsi que, dans le discours d’ATR, la « Technologie » devient le fer de lance du monde artificiel qui « détruit la vie ». La radicalité écologique et la technocritique ne peuvent se construire sur le rejet de la complexité. L’approche d’ATR exclut toute réflexion démocratique sur les choix technologiques et industriels. Refusant de confronter les différentes options, le collectif prétend imposer un modèle unique sans débat ni consentement collectif, ce qui traduit une dérive autoritaire. ATR n’a qu’un objectif parce que sa vision du monde est binaire : les choses y sont, soit naturelles et fondamentalement bonnes, soit artificielles et donc nécessairement néfastes.
Les technologies sont extraites des réalités sociales et déposées loin, très loin des enjeux politiques. C’est ainsi que tout se vaut, et qu’aucune distinction n’est faite entre les partis xénophobes carbofascisants, comme le RN, et les partis se revendiquant de la gauche écologiste parlementaire : il n’est que question d’être ou ne pas être de l’unique « parti technologiste » 36. Cela a pour conséquence une dynamique de persécution à outrance du collectif : c’est « eux contre le système », « eux contre tout le monde ».
ATR – en tant que collectif et sans prĂ©juger des orientations de ses membres pris individuellement – n’est pas seulement poreux aux idĂ©es et personnes rĂ©actionnaires : son projet idĂ©ologique est rĂ©actionnaire en tant que tel et vecteur, selon nous, d’une fascisation de l’écologie. En effet, non content de vĂ©hiculer une approche essentialiste de la technique 37, ATR l’appuie sur une vision essentialiste de « la Nature » 38.
ATR rejette ainsi toute démarche de compromis éthique ou de sélection démocratique des technologies. Le prisme apocalyptique crée un paradoxe : toute proposition, aussi immorale soit-elle, peut apparaître comme légitime face à l’urgence perçue. En rejetant en bloc la société industrielle, le mouvement laisse la porte ouverte à des idées autoritaires ou rétrogrades, justifiées par la prétendue nécessité de sauver l’humanité à tout prix.
La « Nature » d’ATR apparaît comme une entité idéalisée qui justifie tout positionnement idéologique : toute notion ou idée établie comme « naturelle » devient à défendre 39. Sinon elle relève de l’artificiel et est à anéantir. Cet antagonisme entre la nature et l’artificiel devient alors un artifice rhétorique pour légitimer des positions à moindres frais, en plus d’être un terreau de choix pour les idées réactionnaires. Ici aussi, ATR déploie la vision politique de Theodore Kaczynski : une pensée conservatrice d’essentialisation de « la Nature » (avec le recours à la notion de « Nature sauvage » 40 et de « peuple primitif » 41, sans aucune distance avec ses prises de position natalistes 42 et eugéniste 43. La valorisation par ATR d’un « retour à la Nature sauvage », idéalisée, prend racine dans une vision colonialiste 44.
Les courants réactionnaires ont de fait pour habitude de qualifier de « contre-nature » les pratiques s’écartant de leur norme sociale comme l’homosexualité ou la contraception. C’est le cas du collectif qui en vient à promouvoir la famille nucléaire 45, l’érigeant comme seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme. Rappelons que la famille nucléaire fait partie des structures qui soutiennent et reproduisent le système hétérosexuel patriarcal. En faire sa promotion sans discussion c’est légitimer les violences qui en découlent (physiques, sexuelles, psychologiques). De plus, la critique de l’artificiel engendre un validisme illustré par la promotion du corps idéal, celui du guerrier ou de la guerrière viril·es 46. Sans renier une critique légitime de l’industrie médicale, on ne peut que craindre l’abandon des personnes usagères de techniques médicales lors de la révolution anti-industrielle qui se veut sans concession 47. Le programme d’ATR reste volontairement flou voire silencieux sur des questions essentielles telles que la santé sexuelle, la contraception et toutes les autres questions de santé aujourd’hui adressées par une intervention industrielle.
Loin de se contenter d’une distance passive vis-à -vis du féminisme, de l’antiracisme, des luttes LGBTQIA+, ou de l’écologie, ATR les pointe comme ses adversaires politiques, complices de l’écocide en cours. Les militant·es de ces luttes « sont les idiots utiles de l’expansion industrielle, les gardiens de l’écologiquement correct, les agents de la technocratie en milieu militant, bref, les complices de l’écocide » 48. Iels seraient même les responsables directes de ce dernier : « l’inextinguible promesse progressiste est une incitation à poursuivre dans la même voie, avec pour horizon l’artificialisation – donc l’annihilation – de l’humanité elle-même » 49.
On ne peut pas s’insurger contre les « progressistes » et les « gauchistes » à longueur de blog et prétendre porter un projet démocratique de justice sociale. En prônant la destruction du « système technologique », tout en rejetant l’idée même de révolution progressiste, ATR s’inscrit dans une logique réactionnaire effondriste 50, similaire à celle de certains primitivistes 51, survivalistes 52 ou écologistes d’extrême droite 53. Pourtant le collectif se considère comme un collectif de « résistants » tant au capitalisme industriel, qu’au « techno-fascisme » 54. Se pose alors la question de savoir quel fascisme 55 combat ATR.
Quand ATR dit se lever contre le fascisme, il semble que le collectif ne considère que l’autoritarisme, le totalitarisme et la surveillance généralisée 56. Ce cadre d’analyse occulte une des dynamiques majeures de la fascisation et de l’instauration des régimes fascistes, à savoir celle de la racisation et la déshumanisation des minorités opprimées, et leur minorisation jusqu’à la légitimation de leur éradication, symbolique puis physique.
Les enjeux majeurs de l’époque contemporaine ne peuvent pas être compris comme étant seulement « l’écologie, la démocratie et la liberté » 57. Les mouvements pour l’émancipation doivent lutter contre le développement et le renforcement d’une internationale fasciste et suprémaciste blanche 58 : le racisme, le masculinisme et le colonialisme sont centraux dans la fascisation actuelle.
ATR ne peut prétendre être contre le fascisme en ayant comme programme le rejet du clivage gauche/droite et du « [rassemblement d]es peuples au-delà de tous les clivages politiques, religieux, géographiques et identitaires » 59, qui résonne tristement comme un écho avec la « réconciliation de la nation » par la « collaboration des classes » qu’avaient voulus les fascistes italiens 60. En contexte strictement français et actuel, ATR, qui s’associe objectivement avec des groupes islamophobes, ne saurait être des allié·es antifascistes quand le fascisme français actuel se construit principalement autour de la volonté d’épuration des mulsuman·es (ou assigné·es comme tel·les).
En dĂ©cidant d’afficher et de lutter contre celleux qu’ATR considère des « technocollabos » – les « gauchistes » et les « progressistes » – 61, ATR s’inscrit dans une dynamique d’avant garde autoritaire qui participe aux dynamiques de fascisation de l’écologie et maintient la technocritique dans le giron rĂ©actionnaire.
La stratégie de but unique d’ATR l’empêche de penser, entre autres, la race, le genre, la classe notamment comme des constructions sociales maintenues par des politiques d’oppression systématiques. C’est pour nous un point d’irréconciliabilité politique.
Le « combat » d’ATR n’offre aucune perspective politique et seulement un purisme militant réactionnaire. Face à leur défense impérieuse de « la Vie » et de « la Nature » contre « la Technologie », il faut se demander quels espaces et quelles formes de vie ATR est prêt à sacrifier.
Face à ATR, nous l’affirmons encore une fois : les technocrates ne sont pas nos seuls ennemis. Il faut évidemment prendre très au sérieux la lutte contre les technologies fascistes et écocidaires. Mais il faut aussi lutter contre la fascisation de l’écologie en renforçant les liens entre les luttes écologistes et technocritiques, et toutes les autres luttes pour l’émancipation de tou⋅tes.